Interrogations et contradictions…

La récente parution de l'intégrale de l'œuvre pour piano de Ravel par Alexandre Tharaud et le succès qu'elle rencontre, en France principalement, me laissent rêveur. En effet, sans mettre en doute le bien-fondé de ces critiques élogieuses et combien méritées, je ne peux empêcher mes pensées de divaguer et de se fixer à nouveau sur cette fameuse crise que traverse la musique enregistrée.

Qu'un artiste aussi doué ait plaisir à graver une œuvre aussi belle est chose légitime. Que les critiques saluent avec enthousiasme cette nouvelle version est tout aussi légitime. Toutefois, la question que je me pose est celle de l'utilité d'un battage médiatique qui remet l'accent, encore et toujours, sur un répertoire qui ne souffre certainement pas d'être trop peu représenté. Si je m'en tiens aux seules collections de la Médiathèque, je dénombre une bonne quinzaine d'intégrales qu'entourent plus d'une cinquantaine d'anthologies dans lesquelles figurent, pour la plupart, les œuvres maîtresses du compositeur.

Si mon choix s'est porté sur Ravel, c'est uniquement en raison de l'actualité. Je pourrais, en effet, étendre mon constat à bien des compositeurs, à bien des œuvres tout à coup ressassées ou à certaines périodes de l'Histoire de la Musique. Bach, Mozart, Schubert, Schumann, Chopin, pour ne citer qu'eux, implosent. Chaque violoncelliste y va de sa version de la sonate de Kodaly. Dans le domaine de la musique ancienne, les musiques arabo-andalouses – dont les affinités avec les "musiques du monde" sont l'évidence même – exercent le même attrait sur les interprètes que les musiques construites sur des basses obstinées dont la structure harmonique est souvent sans surprise et qui offrent de belles possibilités - sinon de beaux effets - sur le plan instrumental et vocal au travers des innombrables variations que génèrent ces fameuses basses. Et puisque le Baroque plaît, allons-y et creusons, jusqu'à nous en arracher les ongles, les moindres ornières des "Chemins du Baroque" et n'hésitons pas à exhumer opéras et oratorios que nos prédécesseurs avaient eu la sagesse d'ignorer sitôt données une série de représentations.

Entendons-nous : je suis le premier à m'émouvoir des beaux airs que contiennent ces opéras. De même, la frénétique Tarentelle du Gargano , dans l'éblouissante – et combien « vraie » - version de Pino de Vittorio, m'a mené jusqu'aux limites de la danse de Saint-Guy. Et si un chef-d'œuvre oublié revit grâce aux apports de la musicologie et au talent d'interprètes de tout premier plan, je m'en réjouirai, oh combien ! Non, ce qui m'inquiète une fois de plus, c'est la contradiction entre, d'une part, cette exploitation jusqu'à l'overdose de tout filon (chacun étant, de bonne foi, persuadé qu'il fera aussi bien, ou mieux encore, que l'autre) et, d'autre part, les lamentations des producteurs de disques face à la chute des ventes. Ces derniers, autant que certains interprètes, ne peuvent-ils tenter, non pas de sortir brutalement des sentiers battus, mais de travailler à ouvrir les champs d'intérêt du grand public en travaillant de concert avec les médias, livres, revues spécialisées, journaux et émissions radiotélévisées ?

Certains producteurs d'émissions radiophoniques, courageux, parviennent à construire des programmes qu'ils étayent de commentaires aussi instructifs que passionnants et donnent ainsi l'envie de découvrir des pans entiers de l'Histoire de la Musique laissés cruellement dans l'ombre. D'autres, malheureusement, succombent aux charmes de l'industrie du disque et se contentent d'émissions d'actualité qui font état des dernières parutions – le plus souvent issues des « grandes maisons » - sans opérer le moindre recul par rapport au bien-fondé de telles publications. Situation d'autant plus injuste dans la mesure où, une fois de plus, l'art et la création sont au service du commerce et non l'inverse. Et, sans doute, faute de pouvoir prendre ce recul, de jeunes interprètes pensent devoir suivre la voie tracée par les « majors » et gravent chez de petits éditeurs les mêmes œuvres, les mêmes programmes, alourdissant ainsi une discographie qui n'en demande pas tant. De là à ce que, confronté à une telle abondance, le grand public boude le disque ! On peut le comprendre : les statistiques montrent qu'en moyenne, un mélomane se constitue une discothèque personnelle classique d'une centaine de titres tout au plus et s'offre trois à quatre nouveaux disques par an. Personnellement, ne serait ma profession, je ne sais si mon intérêt me guiderait à acheter la cinquantième version de la sonate Hammerklavier de Beethoven, par un inconnu, de surcroît, et même si bien meilleur que certaines grandes pointures tenues à bout de bras par l'industrie du disque. Faut-il encore que je le sache meilleur car, comble de malheur pour lui, cet interprète inspiré ne bénéficie pas du battage médiatique évoqué en ce début d'éditorial !

Ajoutons à cela les ravages opérés par les fusions et rachats de sociétés discographiques, leurs difficultés financières, les émoluments réclamés par les orchestres les plus prestigieux, et nous voilà privés, pour raisons économiques, de véritables évènements dans des domaines où, seules ces grandes phalanges étaient capables de mener à bien de coûteux projets. Interrogations ! Contradictions ! Quand donc sortira-t-on de ce cercle presque infernal ? Je n'oserais point dire jamais … tant que le commerce ne modifiera pas les pratiques dans lesquelles il s'est englué progressivement depuis plus de cinquante ans et qui confinent aujourd'hui à l'absurdité. Sauf si, un jour (sans doute hypothétique), les acteurs enfin réunis (artistes, producteurs, médias) agissaient ensemble pour construire une politique d'édition cohérente, génératrice de "culture" et où chacun trouverait sa place…

Mais laissons-là le rêve pour en revenir à la réalité et à notre numéro de ce mois. Outre les commentaires discographiques habituels, vous trouverez la suite de notre feuilleton Hugo Wolf et un nouveau dossier opéra consacré au Trittico  de Puccini, un prodigieux auteur de « lieder » et trois joyaux à découvrir ou redécouvrir. Année Berlioz obligeant, notre rubrique Livres épinglera quelques derniers titres parus qui vous aideront à appréhender une œuvre puissante, étrange, et l'âme profonde du compositeur dont la vie se découvre comme on dévore un roman ! Enfin, toujours dans le domaine bibliographique, soulignons l'admirable monographie – une première en langue française – sur Dvorak, écrite par une musicologue belge, Annie Thirion. Un livre sensible, très documenté, une étude approfondie des œuvres et, surtout, l'expression d'une véritable passion pour un compositeur tenu trop longtemps à l'écart des salles de concert et de l'édition discographique.

À tous, très cordialement !

Pierre Watillon
Rédacteur en chef
Octobre 2003

 



 



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