Ève, la fautive
La censure cyclique des références historiques
opère en étroite collaboration avec l'idéologie
naturaliste, très répandue dans l'univers
musical et qui sévit durement parmi les musicologues,
critiques et professionnels divers. Ceux-ci attribuent à
l'instinct sexuel un rôle primordial dans la génération
des oeuvres; par là, ils essayent implicitement d'établir
qu'elle est, par nature, l'apanage des hommes. Dans leur
chef, il n'est donc pas question d'apprentissage, de travail,
ni même d'intelligence. Non, il apparaît comme
normal que les femmes ne composent pas. Que tout au plus,
elles soient confinées dans le rôle de muses,
source d'inspiration des grands hommes.
Cette forme de pensée tyrannique, qui tend à
établir la supériorité de l'un sur
l'autre, est largement ancrée dans notre imaginaire.
Elle reposerait sur des préceptes imprescriptibles
de notre morale judéo-chrétienne. En effet,
c'est au Moyen Âge que l'Église élabore
une réflexion sur la musique, réflexion qui
renvoie aux questions posées par l'existence même
de la femme.
Initialement, le féminin c'est Ève, l'"auteur
de la faute". Ève dont toutes les femmes sont
indéfiniment la reproduction. La femme est définie
comme cette séduisante corruptrice (déjà
présente dans les grands mythes tel que celui bien
connu des marins attirés vers les funestes rochers
par les chants suaves des sirènes) qui doit expier
par le silence. Au VIe siècle, le concile
d'Autun interdit le chant des femmes et des jeunes filles
à l'église mais elles auront quand même
le droit de chanter dans les couvents.
Complémentairement à l'idéologie naturaliste,
les arguments morpho-logiques tentent de démontrer
l'infériorité de la musculation et de la conformation
physiologique des femmes, infériorité qui
les empêcherait de pratiquer certains instruments
et, de ce fait, d'aborder la musique avec les mêmes
chances.
Déjà dans les temps reculés, alors
que la musique avait avant tout une fonction religieuse,
celle de communiquer avec les dieux, on choisissait la personne
la plus robuste physiquement pour exercer la double fonction
de chef et de sorcier. Donc, l'homme le plus fort, le plus
adroit ou le plus expérimenté pour chasser
et pêcher et donc préserver la vie du groupe,
était aussi l'intercesseur auprès des divinités.
Ce chef devait procéder aux incantations magiques
musicales dans le but de faire tomber la pluie, de l'arrêter,
etc... Par cette analogie entre la force physique et le
caractère spirituel, la femme était tenue
écartée des tâches pénibles et
dangereuses pour assurer la procréation. Elle se
trouvait, pour un long temps, éloignée de
la création musicale, et parfois même de la
simple interprétation.
Les conséquences de ces entraves misogynes sur la
création féminine sont principalement d'ordre
psychologique. Dites à n'importe quel être
humain, dès sa prime enfance, qu'il est un être
relatif, gommé avant d'avoir pu faire le premier
pas, qu'il ne compte pas vraiment dans la société,
et vous aurez, à quelques exceptions près,
un être gommé, effacé, relatif. La création
sous-entend la conscience du monde, une existence dans le
présent, des désirs... tout un ensemble de
comportements qui supposent de la part de chaque individu
une autonomie, une perception de soi, une confiance en soi.
Outre la difficulté du vide et du vertige inhérents
à la création, la femme qui compose doit affronter
toutes ces contingences culturelles et s'astreindre spirituellement
à placer la barre beaucoup plus haut. Betsy Jolas
témoigne de ce mécanisme en ces termes (1)
: "Je me disais que je ne pouvais pas être compositeur,
parce que j'avais placé mes buts tellement hauts,
ce que ne fait pas un homme, qu'il fallait que je sois Bach
ou Beethoven ou rien du tout."
Si les femmes sont rares dans la profession, ce n'est pas
faute de talent mais, de ténacité. Combien
abandonnent ? Combien n'ont même pas envisagé
d'essayer parce qu'elles ne croyaient pas être admises
dans la profession.
Malgré une réprobation plus ou moins persistante,
certaines se sont appliquées à l'élaboration
d'une oeuvre musicale.
(1)
in : Femmes en mouvements. - Avril 1978