Philippe BOESMANS (*1936)

Julie

par Anne Genette

Julie
Opéra en un acte
Musique de Philippe Boesmans
Livret de Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger
d'après Fröken Julie [Mademoiselle Julie] d' August Strindberg
Création : Bruxelles, La Monnaie, le 8 mars 2005

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Philippe Boesmans signe avec Julie son quatrième opéra. Renouant avec le modèle de l’opéra de chambre initié par Reigen, le compositeur s’est concentré sur l’alchimie des rapports humains qui mènent l’héroïne du drame de Strindberg à mettre fin à sa vie. Trois voix, un orchestre de chambre, un lieu unique, le temps d’une nuit nous rendent témoins du destin de cette émouvante jeune femme.

Le livret

L’histoire se déroule à la fin du XIXe siècle dans un château perdu dans la campagne suédoise et plus particulièrement dans la cuisine de ce château.

24 juin, nuit de la Saint Jean, nuit de fête où il est de coutume de danser jusqu’à l’aube. Kristin, la cuisinière a terminé son service, elle commente les agissements de sa maîtresse, Mademoiselle Julie, fille du comte. Jean, le valet du comte vient prendre son repas à la cuisine, révélant ainsi des aspirations bien aristocratiques. Jean et Kristin se considèrent comme fiancés.

Julie fait alors irruption dans la cuisine pour inviter Jean à venir danser avec elle. Son attitude provocante est à la fois déplacée et inadaptée à son rang. Le domestique obtempère et l’emmène danser.

Peu à peu, Jean va être entraîné par Julie dans un dialogue intime tandis que Kristin dort sur une chaise. Le jeu de la séduction s’installe, Julie semblant le diriger à sa guise. Jean et Julie échangent leurs rêves dont le contenu symbolique préfigure déjà ce qui va suivre. Craignant d’être surpris en tête à tête par les gens du domaine, ce qui nuirait à la réputation de la jeune aristocrate, Jean la convainc de le suivre dans sa chambre.

Orage.

Revenus dans la cuisine non plus maîtresse et serviteur mais bien amants, Julie et Jean réalisent peu à peu la porté de leur acte. Le jeu s’est inversé, Jean a l’avantage, il suggère de fuir le château, de s’installer à l’étranger pour ouvrir un hôtel et réaliser ainsi son propre rêve grâce à cette brusque ascension sociale. Julie, l’aristocrate, ne peut trouver d’explication acceptable à ce qui s’est passé avec le domestique de son père. Elle s’en remet à Jean qui va décider de tout et assouvir entièrement son envie de s’élever socialement ou de se venger de cette aristocratie qui l’emploie et l’humilie à la fois.

Le jour se lève, Kristin, prête à se rendre à la messe, découvre la situation. Mais ses reproches ne provoquent que règlements de comptes entre les deux employés. Julie revient dans la cuisine en costume de voyage emportant avec elle son précieux serin. La mise à mort de l’oiseau par Jean préfigure la mise à mort de Julie, aboutissement de la pièce. Jean fournira le rasoir et le retour du comte sera le déclencheur du revirement final du domestique. Julie, déshéritée de sa propre volonté après avoir été dépouillée des valeurs sur lesquelles elle s’appuyait, apparaît alors comme la fragile victime d’un destin tissé bien avant sa naissance.

Luc Bondy et Philippe Boesmans durant les répétitions de Julie
Photo : TRM - Herman Ricour

Fröken Julie

Il s’avère impossible de ne pas évoquer l’auteur de cette pièce tant est particulière la personnalité de Auguste Strindberg.

Fröken Julie fut rédigé au Danemark en 1887 dans un contexte difficile. La publication de La Chambre rouge en 1879, point de départ de la carrière littéraire de Strindberg, l’avait amené à quitter la Suède avec son épouse Siri von Essen et leurs enfants. Un scandale bien plus grand éclata en 1884 après la publication de Mariés à cause duquel un procès lui fut intenté. Les éditeurs de Strindberg refusèrent dès lors de publier ses oeuvres pour s'éviter des ennuis. Privé de débouchés pour ses écrits ainsi que des revenus qui en découlent, Strindberg entra dans une logique de la persécution qui altère grandement le climat familial. Vivant d’expédients, Strindberg emmèna sa famille à travers l’Europe, de Paris à Berlin tout en continuant à écrire. La première partie de son autobiographie Le Fils de la servante fut ébauchée dès 1886. Cette œuvre donna les clés de l’œuvre à venir et notamment de Mademoiselle Julie. Ces années d’errance et de précarité s’achevèrent sur la dislocation du couple et l’apparition des troubles psychiques qui nourrirent littéralement la créativité de l’écrivain.

Plutôt que de parler des grands thèmes de l’oeuvre de Strindberg, il conviendrait de parler des grandes obsessions qui la traversent pièce après pièce. Sa plume fut en quelque sorte sa meilleure thérapie, agissant comme une catharsis exorcisant les démons du passé. Son théâtre est une sorte de projection d’un univers intérieur rendu maîtrisable par les artifices de la scène.

Les obsessions du théâtre d'August Strindberg

Dans Mademoiselle Julie apparaissent déjà quelques éléments de cette méthode qui ne cessera de se développer au fil du temps. Ainsi la double origine de l’auteur telle qu’il la rapporte dans Le Fils de la servante, sa duplicité si l’on veut, s’exprime dans les goûts aristocratiques de Jean qui cherche à s’élever au-dessus de sa condition d’employé de maison. Il est intéressant de noter que le personnage principal du Fils de la servante est prénommé Jean lui aussi. Peut- on y voir un double de l’auteur ?

La logique de la dette occupe aussi une place très importante dans toute l’œuvre de Strindberg. Cette logique veut qu’il y ait toujours quelqu’un pour payer le prix des fautes commises dans le passé. Julie paie de sa vie les erreurs, les malversations de sa mère. Le poids de l’enfance et des actes commis dans le passé pèsent lourd sur le présent. Le point de départ du drame a pour origine une faute ou une injustice commise antérieurement et générant une punition disproportionnée.

La culpabilité générée par une éducation puritaine est devenu chez l’auteur un moteur inhibant la capacité de choisir. Plutôt que d’assumer les conséquences de leurs actes, ses personnages sont indécis, paralysés au moment de poser un acte qui pourrait entraîner un jugement qu’ils seraient ensuite amenés à devoir justifier. C’est Jean qui décide du sort de Julie tout en déclinant toute responsabilité dans le dénouement fatal : « il n’y a pas d’autre solution ».

Le théâtre devient un lieu de luttes, une lutte des cerveaux, une lutte des classes, une lutte des sexes. Jean s’élève, Julie s’abaisse et c’est le plus fort ou le mieux adapté qui l’emporte dans un combat verbal dont les armes sont des mots avec lesquels chacun tente d’abattre celui qu’il perçoit comme un dangereux adversaire. Le dialogue entre Jean et Kristin à la fin de la pièce est un exemple de ce règlement de compte où chacun tente de rendre l’autre coupable pour échapper lui-même à ce sentiment.

Strindberg avait des idées très particulières sur la femme, sur sa condition et sa place dans la société. La fait que la femme se veuille l’égal de l’homme est cause de toutes les catastrophes. Mademoiselle Julie fait la démonstration de ces conceptions.

La suspicion joue aussi un rôle important dans les pièces de l’auteur. Tout le monde s’observe, à l’affût de la faille, il n’y a pas d’intimité possible, tout se sait, tout est commenté, critiqué. Les domestiques épient les maîtres en attendant le faux pas qui remettra en question le respect dûà la naissance, au rang. C’est le regard des employés du domaine, pourtant absents de la pièce, qui entraîne Julie à sa perte.

La maison, véritable personnage muet, est un microcosme où s’élabore le drame, la cuisine devient l’alambic dans lequel va fermenter le poison qui fera basculer la situation. Cette situation n’a besoin que d’un élément pour jaillir et faire tomber le personnage sur lequel s’est amassée toute la culpabilité. Ainsi le coup de sonnette du comte va décider Jean à rester et à abandonner Julie dans le désarroi.

Les objets sont chargés de symbolisme, les bottes du comte le rendent présent sur scène mieux que ne l’aurait fait l’apparition du personnage. La mise à mort de l’oiseau annonce le suicide de Julie tout en lui donnant une représentation riche de multiples significations.

Un théâtre moderne

Dans la préface de Mademoiselle Julie, l’auteur exprime des conceptions qui jetteront les bases d’un art théâtral neuf. La modernité des pièces de Strindberg est longtemps passée inaperçue aux yeux des spectateurs du XXe siècle. Mais leur forme était révolutionnaire dans la Suède du XIXe siècle qui les a vu naître et les contemporains de Strindberg ne s’y sont pas trompés. Le succès de ce théâtre apparut d’abord en France où des expériences semblables avaient déjà vu le jour pour ensuite se répandre en Allemagne et plus au Nord.

D’emblée, l’auteur revendique la complexité de ses personnages qu’il veut nuancés, pleins de contradictions et d’éléments disparates.

L’action se déroule dans un lieu unique et en un temps continu rejoignant ainsi la règle des Trois unités du théâtre français classique. Une scène - clé constitue le moment de basculement menant à la fin, des gestes et des paroles irrémédiables, une pièce à conviction confond le « coupable » et provoque le drame.

Les dialogues adoptent le ton de la conversation courante passant d’une pensée à une autre sans épuiser le sujet.

Le découpage en actes ainsi que l’entracte sont supprimés, le spectateur doit rester dans le pouvoir suggestif de l’auteur, véritable hypnotiseur. La durée de la pièce est réduite afin de ne pas excéder les capacités de concentration du spectateur. Cette attention sera renouvelée par l’introduction d’autres formes d’art comme le monologue improvisé, le ballet ou la pantomime.

Pour terminer, Strindberg fait ses recommandations : le décor doit rechercher la vraisemblance, la rampe doit être supprimée au profit d’un éclairage latéral. Les acteurs ne doivent pas regarder le public, leur maquillage doit être limité au strict minimum afin de privilégier les mimiques d’expression. L’orchestre doit être caché, la salle plongée dans la pénombre, il n’y a plus d’avant-scène.

A ces seules conditions pourra naître le théâtre psychique dont il rêve.

Jean : Garry Magee/ Julie : Malena Emman - Photo : Ruth Walz (La Monnaie)

L’opéra

Le livret reprend fidèlement la structure en forme de X de la pièce de Strindberg faisant se croiser au centre deux trajectoires de vie, l'une s’élevant, l’autre s’écroulant. Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger ont réduit le texte de la pièce afin de faire place à la musique. « Un livret d’opéra doit être froid comme un synopsis de film afin que la musique puisse le fleurir » proclame Philippe Boesmans.

Le livret découpé en douze scènes enchaînées présente les grands axes de la pièce qui a été traduite en allemand, langue familière à Luc Bondy ainsi qu’à Philippe Boesmans.

La musique jette un éclairage différent sur le drame, parlant du non-dit, des ombres du passé, des mensonges, de ce qui se cache derrière les mots. L’affrontement violent entre les personnages de la pièce livrés à leurs fantasmes n’est pas traduit par une musique violente ce qui serait redondant mais par une musique insidieuse s’enroulant autour des mots.

Les instruments ponctuent le texte ; une texture transparente permet une parfaite compréhension du texte.

Un orchestre de chambre composé de 19 musiciens, tous solistes, offrait la couleur voulue tout en permettant les plans sonores multiples souvent utilisés par Philippe Boesmans.

Aux cordes, aux bois et aux cuivres s’ajoutent une harpe, un piano, des percussions et un synthétiseur dont le haut parleur situé en coulisses permet les effets d’éloignement comme un écho du passé, ce passé qui joue ici un rôle important.

Le compositeur a privilégié les petits ensembles et les timbres isolés, jouant de mélanges subtils qui révèlent une plénitude sonore surprenante. Le flux du discours est interrompu, le temps est suspendu pour suivre le style réaliste d’une conversation. Les instruments viennent faire écho à la ligne vocale comme c’est le cas de la trompette qui s’approprie dès le début de l’opéra un élément de la chanson de Kristin.

L’écriture de Philippe Boesmans fait appel à de multiples polyphonies : superpositions des univers sonores des différents personnages, superpositions des espaces sonores séparés en plans distincts en plus des superpositions de lignes mélodiques autonomes.

Le chant se déploie sur des textures obtenues par des agrégats progressifs. De temps à autres une polarité sur un degré fait son apparition (do à la fin de l’opéra, par exemple). L’émergence d’une consonance ou d’un accord parfait est toujours porteur d’un poids expressif par la relation qui s’établit avec le contexte environnant. Comme un ciel bleu entrevu brièvement entre les nuées, la consonance est absorbée par un univers sonore en perpétuelle transformation. La fin du trio vocal de la scène 3 et la narration des rêves de la scène 5 illustrent ce phénomène.

Des repères musicaux sillonnent l’opéra, s’attachant autant aux personnages qu’aux situations.

Les personnages

Les rôles chantés sont proches de la parole, il est important en effet que le texte soit compris à tout moment. Ce dernier élément justifie le choix de deux voix de registre moyen plutôt que des voix élevées.

Julie , 25 ans, fille du comte, mezzo-soprano

Pour Strindberg, Julie est une femme à moitié femme seulement. Par son éducation, elle s’est approprié les privilèges masculins comme la connaissance des chevaux, une attitude dominatrice peu en rapport avec la réserve attendue des femmes de son époque. Elle appartient aussi à « une race en voie d’extinction », celle de l’aristocratie de naissance que dans la logique de la lutte des classes agissant à la fin du XIXe siècle en Suède, Strindberg voulait voir disparaître au profit d’une aristocratie des cerveaux. L’opéra de Philippe Boesmans ne transpose pas les valeurs d’un autre siècle ce qui serait réducteur mais donne toute son ampleur au drame psychologique qui est celui de Julie. Figure moderne que celle de cette jeune femme en pleine confusion, sans repère, sans valeur et qui se précipite vers un naufrage personnel, allant de transgressions en excès dans un véritable aveuglement. Tout lui sera enlevé petit à petit, elle qui avait du pouvoir, qui voulait manipuler, séduire, dominer, s’effondre lentement tandis que le domestique s’élève graduellement jusqu’à prendre un pouvoir ultime, celui d’un hypnotiseur, d’un charmeur de serpent.

La mort de l’oiseau, tout en anticipant le dénouement de l’opéra, marque l’écroulement de son monde affectif, c’est le renoncement total à l’image d’une purification profonde, d’un sacrifice. Les feux de la Saint Jean relèvent de cette symbolique de purification, leur lumière faisant fuir les ténèbres. Julie choisit le suicide comme ultime solution à son mal de vivre.

Les repères musicaux qui lui sont attachés évoquent une douleur qui vient de loin, de son enfance, d’un mal être originel hérité de ses ancêtres. Un motif mélodique de quatre notes ascendantes (si ré fa# sol#) apparaît à l’orchestre juste avant son entrée. Cet élément appartenant au monde sonore de Julie se rencontrera aussi sous forme d’agrégat tout au long de l’opéra.

Le profil préférentiel de la ligne vocale de Julie est construit sur un intervalle ascendant suivi par un long mouvement descendant teinté de chromatisme. Cette ligne est en règle générale descendante et volontiers virtuose. Les premières scènes sont caractérisées par un flux en doubles croches traduisant l’exaltation de la jeune femme.

Dans la scène 5, lorsque Julie raconte son rêve, la musique se polarise sur mi mineur dans un mouvement de danse orientale. C’est un épisode lyrique contrastant avec ce qui a précédé.

Après la scène 6, l’orage, la ligne vocale devient plus diatonique, presque atone. Julie est devenue l’ombre d’elle même, les répliques sont courtes, raréfiées. Le retour de Kristin à la scène 7 ramène un peu du ton exalté du début. En parlant de sa mère, Julie adopte un langage plus diatonique, aux courbes ascendantes. Ce passage important donne une des clés du destin de l’héroïne de Strindberg. Les motifs bâtis sur des tierces viennent peu à peu remplacer le saut ascendant comblé par mouvement opposé. Ces motifs prédominent dans la scène 10 lors de la discussion avec Kristin. La dernière intervention de Julie fera entendre son profil vocal type.

Jean , domestique du comte, 30 ans, baryton

Jean est très lucide et pragmatique, son désir de s’élever justifie ses actes. Ayant des goûts d’aristocrate, Jean éprouve un respect naturel pour Julie qui va le décevoir. Après avoir observé et évalué ses possibilités, il échafaude un plan tournant autour de l’argent qu’il croit être en la possession de Julie. Il est habile à manipuler et sortira indemne de cette nuit.

Dans la première moitié de l’opéra, la tessiture du rôle est étroite (une quinte) et s’ouvre au fur et à mesure. Une superposition de tierces élabore des motifs dissimulant une gamme par tons entiers ou un fragment de gamme par tons entiers. Cette sonorité est la signature de Jean. Un motif descendant couvrant une quinte augmentée se fera entendre à plusieurs reprises dans les premières scènes.

Peu à peu, la ligne mélodique s’enrichit d’autres intervalles : une quarte montante à la scène 5 pour raconter son rêve d’ascension. Lors de cette même scène, le contenu musical de la partie de Jean s’inscrit en contraste violent avec la dominance de mi mineur de la partie de Julie. Les deux lignes vont pourtant se rejoindre sur un mi commun.

Un figure en tierces brisées vient ensuite sonner comme un avertissement, provoquant une extension de la tessiture vers l'aigu. La scène 5 s’achève sur le profil vocal de Jean donnant ses ordres. Après l’orage de la scène 6, la ligne vocale de Jean se fait plus colorée, plus volubile, les rôles se sont inversés, la séductrice est séduite. Jean adopte le style de Julie pour parler de ses projets d’avenir jusqu’au moment où Julie lui demande s’il l’aime. Néanmoins, l’atmosphère a changé par rapport au début. Jean emprunte un motif de la chanson de Kristin du début pour inviter Julie à boire un verre.

Les dernières répliques de Jean sont parlées et laissent entrevoir un revirement : complexité infinie des personnages de Strindberg.

Kristin , cuisinière, 16 ans, soprano

Le personnage de Kristin est une création de Philippe Boesmans et de Luc Bondy qui voient en elle un personnage lumineux, presque idéaliste mais dont le sommeil est agité de rêves témoignant d’un trouble intérieur. Néanmoins, Kristin gère son trouble n’ayant pas le loisir d’y trop penser : elle est employée de maison, c’est déjà un repère fort en soi. Kristin sait tenir la place qui lui est assignée, elle a le sens de la hiérarchie et cherche à donner d’elle- même une image respectable. Son idéal est simple : travailler, fonder une famille, vivre honnêtement, chrétiennement, si possible avec Jean pour lequel elle semble éprouver de sincères sentiments.

L’univers musical de Kristin est principalement diatonique, proche d’une expression populaire : rythme simple, courbe franche, formules volontiers répétitives. Sa partie introduit d’emblée a cappella l’élément thématique qui innerve l’opéra entier. Cet élément sera repris aux moments importants par la trompette. Un agrégat comportant une quinte augmentée fait aussi partie de son vocabulaire vocal.

A sa dernière sortie de scène, Kristin s’approprie le motif de quatre notes attaché à Julie pour faire ses adieux à Jean.

Un survol des douze tableaux

1) L’opéra commence comme une pièce de théâtre, sans musique. Kristin chantonne en s’affairant le matériau qui traverse toute l’œuvre, une ligne diatonique faite de deux éléments distincts. Sous cette thématique, la grosse caisse rend présent les battements du cœur de Kristin.

2) L’entrée de Jean fait apparaître une nouvelle couleur instrumentale, celle de l’univers de Jean. Quelques répliques dévoilent le tempérament de Jean:  l’assiette n’est pas chaude ; il veut boire du vin, le Bourgogne de monsieur le comte, pas de la bière.

3) Apparition du motif montant si ré fa# sol# sur un réb tenu à la basse, entrée de Julie. Le deuxième élément du chant de Kristin est énoncé par la trompette. Avec Julie entrent la confusion « Kristin, mon amie » et la transgression : elle veut danser avec un domestique, elle veut faire oublier son rang.

La nature fantasque de la ligne vocale de Julie s’impose jusqu’au trio vocal « Ce n’est pas un ordre » aboutissant sur un accord parfait de sol mineur suivi d’une rupture. Une danse stylisée suit ce passage signant la confusion dans les valeurs de Julie. Désormais, c’est Jean qui donnera les ordres, renversement des rôles.

4) Kristin est restée seule dans la cuisine, un motif pointé évoquant une danse espagnole vient soutenir les vocalises de Kristin. Rupture: Jean revient et exprime a cappella la perte de son respect pour la fille de son employeur. l’intrusion de Julie appelle à nouveau un changement de couleur.

5) Scène importante. Les univers de Julie et de Jean vont se côtoyer et s’enrichir de nouveaux repères. Kristin endormie sur un banc fait écho par la parole aux répliques des deux autres. Des figures en ostinato, des chromatismes dirigés vers un pôle tonal ainsi qu’une orchestration sensuelle servent de soutien au jeu de la séduction débutant par un toast entre Julie et Jean. Ils se racontent leurs rêves : Julie veut descendre du pilier où elle est montée, elle veut sombrer. Un arpège de mi mineur sert de basse à la narration du rêve de chute de Julie. Une figure montante en tierces conjointes répétée deux fois par des pupitres différents s’ajoute à ce profil de basse.

Jean se voit dans une foret, il cherche à atteindre la cime d’un arbre éclairée par le soleil. Son histoire apporte une rupture: un arpège de sol# mineur suivi plus tard par une arpège en si majeur contrastant avec la partie vocale de Julie. Ce passage résume à lui seul toute la structure de la pièce.

Après ce moment suspendu le jeu de la séduction reprend avec des superpositions polytonales en doubles croches et des ponctuations accentuant l’ironie des remarques de Julie à l’égard de Jean. Ce dernier multiplie les mises en garde : « je suis un homme et je suis jeune » Rien n’y fait. Commençant à manipuler, Jean raconte un souvenir où apparaît Julie, petite fille. Le deuxième récit de Jean conduit à une chute vers le grave de la tessiture pour évoquer le désir de mort.

Pour fuir le poids des regards des gens du domaine et préserver la réputation de la jeune femme, le couple se réfugie dans la chambre du domestique. La scène se termine par une musique véhémente et la sortie des personnages.

6) Clusters de secondes, chromatismes, mouvements violents dépeignent un bref orage d’été venant semer le désordre dans la cuisine. Les repères musicaux entendus précédemment circulent dans cet intermède orchestral jusqu’à un apaisement. La musique traduit aussi ce qui se passe dans la chambre de Jean.

7) Jean adopte le langage de Julie pour parler avec enthousiasme de ses projets d’avenir. Julie n’est plus que l’ombre d’elle même, incapable de comprendre ce qu’elle vient de vivre. Jean révèle son vrai visage : il a besoin d’argent pour réaliser son ambition et il compte sur Julie. Tout l’élan de la musique aboutit à la réplique de Julie disant qu’elle n’a rien. Elle éclate alors en sanglots à la perspective de vivre sous le même toit que son amant. La musique qui avait accompagné le récit des rêves revient en guise de rappel. Jean l’invite alors à boire sur une musique allègre faisant appel au thème chanté par Kristin. Les quatre notes de l’entrée de Julie (si ré fa# sol#) servent de support à sa méditation sur cette nuit de la Saint Jean entre rêve et réalité. La discussion entre les amants tourne à l’aigre, c’est un règlement de comptes impliquant le passé trouble de Julie, passé pour lequel elle va devoir payer selon la logique de Strindberg. La musique se fait agitée, avec de grands mouvements ascendant et descendant ainsi que du chromatisme. Ces confidences malvenues achèvent d'éloigner Jean de sa maîtresse. Lorsque Julie lui demande s’il veut mourir avec elle, Jean se dérobe. Devant l’attitude conflictuelle de la jeune fille, Jean prend le pouvoir et donne ses ordres: un grand élan énergique avec des figures en ostinato entraîne la musique jusqu’à la scène suivante.

8) La voix de Kristin au loin : elle est prête pour partir à l’église, Jean répare le désordre de la cuisine. Les vocalises de Kristin se transforment en cris de douleur tandis qu’apparaît ici un nouvel agrégat (mib fa lab si do). La musique ponctue les révélations de Jean et la douleur de Kristin qui ne veut plus rester dans une maison pareille. Elle comprend peu à peu que Jean ne la suivra pas. Après la sortie de Kristin, Julie revient avec de l’argent volé à son père et une cage à oiseau : elle veut emporter son serin. Elle défie Jean de tuer l’oiseau puisqu’il ne veut pas l’emporter. L’oiseau est mis à mort sur une bourrasque sonore aboutissant sur un triton tenu sous lequel pulse la grosse caisse. Julie réclame de Jean qu’il la tue ce qu’il refuse. Une figure en ostinato menant à un apaisement exprime alors le désir de la jeune femme de trouver une issue à la situation : le calme, la paix, le repos.

9) Kristin revient sur scène, Julie la supplie de l’aider, Jean s’éclipse pour aller se raser.

10) Sur une texture faite d’octaves entrecoupée par des traits chromatiques, Julie expose le plan de Jean à Kristin et essaye de l’entraîner à leur suite.

11) Kristin sort de sa réserve et règle ses comptes avec Jean, des paroles irréparables sont échangées. Avant de partir pour l’église, Kristin évoque les écritures saintes : « là où surabonde le péché, la grâce surabonde ». Cette phrase est tout spécialement mise en valeur par un mouvement régulier de croches jouées à la flûte basse sur lequel flotte une texture aiguë de cordes. « Les premiers seront les derniers » est une citation de l’Evangile de Mathieu (30) et fait référence à la parabole des ouvriers de la onzième heure. Tous reçoivent le même salaire : la grâce divine n’est pas comptée selon les mérites, elle est pour tous. Ce passage ouvrant à de nombreuses interprétations fait entrer à la fois l’espérance et la compassion dans le drame. Les adieux de Kristin font entendre la figure de l’entrée de Julie.

12) La même thématique se prolonge à la dernière scène. Le dilemme de Julie se double d’une raréfaction du son et d’une polarisation autour de mi tout d’abord et de do pour terminer. Jean montre à Julie comment se servir du rasoir, nous sommes dans une scène de fascination que les deux coups de sonnette du comte viennent suspendre rappelant ainsi Jean à la réalité de son état. La musique ayant servi de support au récit des rêves revient pour la scène de l’hypnose : Julie réclame un balai. Ceci fait allusion au célèbre numéro d’un illusionniste de l’époque de Strindberg qui hypnotisait un sujet et l’amenait à balayer la scène. Julie reçoit le rasoir des mains de Jean, dans une sorte d’extase elle se soumet aux ordres que celui-ci lui a donnés. Hantée par la réplique de Kristin, Julie se voit comme la toute dernière. En effet, Strindberg faisait référence à l’abolition des privilèges de la noblesse intervenue en Suède en 1866 et à la disparition des distinctions de classes déjà à l’œuvre au moment de la rédaction de la pièce en 1887-88. Deux autres coups de sonnette viennent interdire tout revirement de la part de Jean qui pourtant montre là une hésitation bien inattendue. Sur une tenue de do grave et une texture transparente, le thème de Kristin est joué par la flûte basse en valeurs longues. La grosse caisse poursuit son rythme cardiaque dans un crescendo – decrescendo sous les dernières répliques parlées de Jean. La matière sonore va se disloquer et disparaître dans un mouvement ascendant de plus en plus ténue tandis que Julie s’écroule, sans vie.

 

Distribution

Julie, mezzo-soprano
Kristin, soprano
Jean, baryton

L'action se passe dans un château perdu de la campagne suédoise à la fin du XIXe siècle

Bibliographie

ADAMOV, Arthur, August Strindberg, dramaturge, L'Arche, 1955
DELIEGE Célestin, FOCCROULE Bernard, LEDOUX Claude, Philippe Boesmans, Edition BEBA - Opéra National de Belgique, Bruxelles, 1983
RENARD Christian et WANGERMÉE Robert , Philippe Boesmans. Entretiens et témoignages. Édition Mardaga/Conseil de la Musique de la Communauté française, mars 2005
STRINDBERG, August, Le Fils de la servante, coll. Folio, Gallimard, 2004
La Ronde, L'Avant-scène Opéra n°160, juillet 1994
Le Conte d'hiver, L'Avant-scène opéra n°198, septembre 2000

Liens

Biographie de Philippe Boesmans

L'éditeur de Philippe Boesmans

August Strindberg


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