Kris Defoort (1959)

The Woman Who Walking Into Doors

par Benoit van Langenhove

Opéra en trois actes
Livret Guy Cassiers & Kris Defoort basé sur le roman du même nom de Roddy Doyle
Création : Anvers, De Singel, le 7 novembre 2001.

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Roddy Doyle

Roddy Doyle est un représentant de ce qu'on appelle la « nouvelle écriture irlandaise ». En 1993, Doyle obtient le Booker Prize pour son livre Paddy Clarke. Le succès du livre a permis à Roddy Doyle d'abandonner son travail d'enseignant. La Femme qui se cognait dans les portes est donc le premier roman auquel il a pu se consacrer à plein temps. Car ce sont pas moins de deux années de recherche de documentation et de rédaction et deux autres années pour en peaufiner l'architecture qui ont été nécessaires.

Car La Femme qui se cognait dans les portes est un livre qui cogne dur et dru. Avec le langage tout simple de son héroïne, le roman raconte la vie de Paula Spencer, qui a épousé un jour, toute jeune, le plus gentil et le plus beau des voyous de son quartier. Mais on devine dès le début du roman et de l'opéra que l'histoire d'amour n'a pu que mal finir. Un guard, un policier irlandais, est venu sonner à la porte : Charlo, le mari, est mort abattu par la police lors d'un hold-up stupide. Sous le choc, Paula plonge dans ses souvenirs et des éclairs de mémoire viennent ponctuer sa narration : les images d'un premier bal, d'une chute, de souvenirs d'enfance, d'adolescence, des images brouillées de médecins qui ne voient aux services d'urgence qu'une jeune femme alcoolique, victime de plaies et bosses à répétitions Elle a un si gentil mari, il la soutient, il vient avec elle jusqu'à l'hôpital. Il l'aime et il la bat, elle aime et elle encaisse. Et Paula s'accuse, elle se dit qu'elle n'aurait pas dû le provoquer, que c'est de sa faute. Elle se sent coupable, tout le temps. Et c'est quand Paula a vu son Charlo regarder avec concupiscence leur fille de 18 ans qu'elle a trouvé le courage de le mettre à la porte.

Kris Defoort

Kris Defoort débute ses études supérieures au Conservatoire d'Anvers, il y suit les cours de musique baroque et de flûte à bec. Il passe ensuite au Conservatoire de Liège où il suit les cours de Bernard Foccroulle, Philippe Boesmans, Garrett List et Frederic Rzewski. Sous l'impulsion d'Henry Pousseur, le Conservatoire de Liège va jouer, durant les années 80, un rôle décisif dans l'émergence d'une véritable "École liégeoise du jazz ". Celle-ci se caractérise par une innovation, qui jette audacieusement des passerelles entre le jazz et la musique contemporaine. Le tromboniste, compositeur et chanteur américain Garrett List (1943), installé à Liège depuis 1980, est le catalyseur et l'inspirateur de cette nouvelle génération, au travers de sa Classe d'Improvisation. Il y prône l'éclectisme, l'ouverture, l'authenticité, y combat l'académisme, le charlatanisme et la copie. Lui-même puise son inspiration, depuis toujours, à la fois dans la musique classique, dans le jazz et dans la chanson pop américaine, aboutissant à un style unique. Parmi les éléments de l'École liégeoise ont retrouve, outre Kris Defoort, des gens comme Pirly Zurstrassen, Fabrizio Cassol, Michel Massot et Pierre Vaiana.

Après une période de rodage dans le néo-bop, Defoort fait le voyage initiatique à New York (New York Long Island University Brooklyn avec Fullbright Grant) et en revient en 1990 avec la conscience de sa vraie personnalité musicale. Une écriture harmonique empruntée au jazz et à la musique contemporaine, qui laisse de la place à l'improvisation et qui fait usage d'une énergie rythmique canalisée. Arrangeur, Defoort écrit pour des ensembles d'improvisateurs de 10, 12 instruments ou de big band. Il va aussi multiplier les projets : un trio (K.D.'s Decade), un sextet (K.D.'s Basement Party), un Quartet avec l'Américain Mark Turner, ainsi que des entreprises plus ambitieuses : Dreamtime (= titre d'une œuvre de Boesmans) avec lequel il accompagne le ballet Passage de la chorégraphe Fatou Traoré (1998), présenté à Avignon en 2001. Signalons aussi Variations on a Love Supreme, un hommage à John Coltrane en collaboration avec Fabrizio Cassol. Defoort est assurément un artiste majeur européen. Depuis 1998 compositeur en résidence pour "Het Muziek Lod" à Gand, Kris Defoort est aussi professeur de composition-arrangement au Koninklijk Vlaams Muziekconservatorium de Bruxelles.

 

Argument

Un opéra pour une soprano, une actrice et un écran vidéo : la chanteuse et l'actrice interprètent toutes deux la protagoniste, Paula Spencer, née O'Leary; sur l'écran vidéo apparaissent, outre des images, les noms des autres personnages qui peuplent l'univers de Paula et les paroles qu'ils prononcent.

Acte 1

Paula Spencer, née O'Leary, qui a grandi dans un quartier populaire mal nanti de Dublin, jette un regard rétrospectif sur sa vie. Elle s'est mariée à vingt ans avec Charlo Spencer, ex-délinquant et ouvrier du bâtiment, dont elle a eu quatre enfants : Nicola (18), John Paul (16), Leanne (12) et Jack (5). L'opéra commence lorsqu'un agent de police vient lui annoncer la mort de son mari, Charlo, qu'elle a mis à la porte un an plus tôt, après dix-huit ans de mariage pendant lesquelles il l'a maltraitée : il a été abattu par la police après qu'il eut assassiné une femme. Au fil de ses réminiscences, Paula évoque des périodes de sa vie : sa première rencontre avec Charlo, ses premières brutalités à son égard, sa vie d'enfance (une conversation avec sa sœur), sa vie d'écolière et sa première relation sexuelle... À la fin du premier acte elle fait une comparaison: 'Moi, telle que j'étais alors' comparée à 'Moi, telle que je suis maintenant'.

Acte II

Au deuxième acte elle poursuit son anamnèse : à l'école, chez elle, dans la rue, on l'a toujours traitée de roulure avant qu'elle ne ‘sorte' avec Charlo, elle dit ce que son père signifiait pour elle, etc. Toutes ces réminiscences sont régulièrement interrompues par des flashbacks autour de la mort de Charlo. Le deuxième acte s'achève sur ‘la scène de l'alcool' : Paula avoue qu'elle boit et raconte comment elle s'y prend. Elle ne commence à boire que le soir après avoir mis au lit son plus jeune fils Jack. Pour se compliquer la vie, elle conserve ses bouteilles dans une petite remise qu'elle ferme au cadenas et dont, chaque matin, elle cache la clé dans l'herbe, de façon à ne pouvoir, le lendemain, la retrouver sans peine. Après avoir bu, elle est prête à affronter une nouvelle journée et à s'occuper de ses quatre enfants.

Acte III

Au troisième acte, lui aussi régulièrement interrompu par des comptes rendus/images sur la mort de Charlo - Paula évoque sa noce et sa lune de miel, l'espoir qu'elle avait alors de devenir 'quelqu'un'... Dans la grande scène qui suit, elle parle des sévices que lui a infligés Charlo : il l'a battue, il lui a cassé les doigts, il l'a balancée du haut de l'escalier, il l'a brûlée avec des cigarettes... et chaque fois il la conduisait à l'hôpital où elle était questionnée. Ask me ! Lorsqu'un jour on lui a demandé ce qu'il s'était passé, elle a répondu : je me suis heurtée à la porte, I walked into the door... La sœur de Paula, Carmel, lui avait conseillé cent fois de s'enfuir de chez elle, mais Paula ne pouvait faire le pas. Jusqu'à ce jeudi matin où Charlo a jeté sur sa fille aînée, Nicola, un regard qui ne pouvait prêter à malentendu : alors Paula a saisi la poêle dans laquelle elle avait frit le lard, elle a frappé Charlo à la tête et l'a mis à la porte, cette porte qu'elle même n'avait pu franchir. Puis elle est revenue s'asseoir à côté de Nicola : enfin elle avait fait ce qu'il fallait.
(d'après http://carmen.lamonnaie.be )

L'opéra

Kris Defoort avait envie d'écrire un opéra, ou en tout cas une œuvre pour chant et orchestre. Il cherche une histoire, tâte du mythe d'Orfeo, des mythes grecs, essaie du côté de Goethe et se rend compte qu'il cherche quelques chose de plus contemporain, de plus en rapport avec l'actualité. Un ami lui fait découvrir le monde de Roddy Doyle. Il jette son dévolu sur The Woman who walked into doors et décide d'en faire un opéra.

Avec Guy Cassiers, qui signe la mise en scène, Defoort réalise un spectacle multimédia étonnant qui intègre un personnage peu habituel du monde de l'opéra : la vidéo. Ces images jouent tantôt le rôle d'une évocation poétique, tantôt servent de mise en situation. Sur l'écran vidéo apparaissent, outre des images, les noms des autres personnages qui peuplent l'univers de Paula, et les paroles qu'ils prononcent : le policier, Charlo, la soeur, etc.).

Est-ce un opéra, un spectacle avec musique ? C'est au spectateur de choisir. Defoort refuse l'étiquette de grand opéra, même si l'opéra commence par une ouverture et que la chanteuse intervient en premier. Nous sommes plutôt dans un mélodrame au sens musical du terme, c'est-à-dire un spectacle où la parole est accompagnée de musique (cf. XXe siècle L'histoire du soldat de Stravinsky ou Jeanne au bûcher d'Honegger).

La musique de Kris Defoort agit presque comme un acteur du drame : elle veut aider Paula Spencer et lui donner de l'espoir. La musique soulage Paula car elle représente quelque part la partie rêvée, l'idéal de Paula Spencer. Mais cette musique est aussi l'état intérieur de Paula. « J'ai cherché à traduire le non-dit, ce qui signifie que la musique ne va pas toujours coller à l'action, mais parfois la précéder. La musique peut même entrer en contradiction avec ce que dit l'actrice. Elle peut proférer des paroles cruelles et éprouver intérieurement des sentiments plus profonds. Il fallait éviter d'en remettre. Par exemple, pour la scène dramatique de la clef lorsque, chaque jour, elle jette dans son jardin la clef de sa réserve d'alcool. La musique est très tranquille, de longs accords » (Kris Defoort, programme de La Monnaie). Par une musique très théâtrale, très expressive, même dramatique et lyrique, la partition de Defoort allie le rire et le sérieux, le grave et le léger (cf. Mahler).

Un mélange de jazz et de classique

Kris Defoort reconnaît l'influence du jazz, du musical. Sa vision de l'œuvre est nourrie de ses expériences antérieures. La façon dont il travaille rappelle son passé d'arrangeur. Son point de départ, c'est le livre et plus particulièrement le langage du livre. Pour chaque scène, Defoort part du chant. Après de multiples lectures du texte, il détermine ce qu'il faut pour la scène, puis il se lance dans l'écriture du chant et, à partir de là, il passe à une étape d'analyse technique sur l'harmonie, la mélodie et le rythme.

La sonorité du jazz est dominante. Ce n'est pas du jazz symphonique, ni une orchestration de standards de la pop. En effet, le livre de Doyle fait de nombreuses références à la musique pop des années 70 et 80. La partition aurait pu reprendre ces thèmes, mais il n'en n'est rien, même si au détour d'une phrase musicale, on se surprend à reconnaître un bout de thème connu.

Autre originalité, deux orchestres se trouvent associés dans la fosse : Dreamtime (orchestre jazz de Kris Defoort) et un orchestre "classique", la Beethoven Academy. Chaque orchestre apporte sa couleur, son background. Defoort veut les faire jouer en osmose. Il double certains instruments, par exemple une flûte classique issue de la Beethoven Academy et une flûte jazz issue de Dreamtime. Un autre petit plaisir de Defoort est de leur faire jouer une même phrase et de les faire s'éloigner l'une de l'autre en fonction de leur technique habituelle (jazz ou classique).

Les musiciens classiques sont habitués à jouer tous les soirs la même partition écrite. Ce qui n'est pas le cas, par contre, des musiciens de jazz et surtout ceux de Dreamtime, qui s'intéressent plutôt à l'improvisation, à une recherche individuelle de la transe. Mais ce genre d'exercice n'est pas pensable dans le contexte d'un opéra où il y a, malgré tout, une histoire et une mise en scène à respecter. Defoort a ménagé quelques endroits (interludes) où le Dreamtime peut s'adonner à l'improvisation.

Au début de l'opéra, les deux ensembles sont musicalement séparés, mais sans transformer l'opéra en une suite de numéros distincts ici improvisés, là écrits et puis de nouveaux improvisés. Il y a une circulation entre ces deux mondes, un jeu constant de transitions. Dreamtime incarne les aspects optimistes de la personnalité de Paula Spencer, ses souvenirs de jeunesse par une musique très vivante, très rythmique. L'orchestre sera aussi par moment en couches, Dreamtime la "couche" mélodique, tandis que la "Beethoven Academy" joue un contre-chant, une seconde mélodie, des lignes de basse.

Dédoublement

À côté du dédoublement de l'orchestre vous avez le dédoublement sur scène entre une chanteuse et une actrice. Un moment, Defoort pensait à mettre plusieurs personnages sur la scène pour finalement rester à un personnage représenté par une chanteuse et une actrice. Paula Spencer est vraiment un personnage double, avec une façade et puis ce que la façade cache. Elle confesse ses problèmes, mais ce sont des confessions à double fond. Elle semble expliquer le problème, mais ne l'explique pas vraiment.

L'actrice dit des mots très durs, sans émotions, comme quelque chose de très intériorisé, sans fioritures. Tandis que la chanteuse voit plutôt les choses positives, où rend les choses plus jolies qu'elles ne le sont et aussi elle cache certaines choses. Au premier acte, les différences sont accentuées actrice/chant. Puis, au fur et à mesure que le spectacle avance, ces femmes vont devenir une. À la fin de l'opéra, la parole devient dominante, à la fois par le contenu et par la quantité, pour mieux exprimer la violence.

Discographie

La discographie complète de Kris Defoort se trouve ici.

 

 


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