Maurice RAVEL (1875-1937)

Ravel: L'Heure espagnole

Par Benoit van Langenhove

 

Comédie musicale en un acte et 21 scènes.
Livret en vers de Franc Nohain
Création : Paris, Théâtre de l'Opéra-Comique, le 19 mai 1911

Il est difficile d'imaginer que le même homme se cache derrière les deux opéras de Maurice Ravel. Si l’on reconnaît facilement sa patte musicale, on a, par contre, plus de peine à trouver un lien, une ressemblance entre la poésie de L’Enfant et les sortilèges et la grivoiserie de L’Heure espagnole.
 

Les projets d'opéras de Ravel

Pourtant, quand on regarde de près la biographie de Maurice Ravel, on n’est plutôt étonné du peu d’œuvres dramatiques terminées, par rapport à la foule de projets mis en chantier (et jamais terminés). Dès son adolescence en 1893, Ravel tente de mettre en musique Intérieur de Maeterlinck. En 1898, il se lance dans une Shéhérazade, un opéra oriental dont l’esprit devait s’imposer comme une antithèse du wagnérisme. De ce projet il ne reste que la charmante, mais bien maladroite Ouverture de féerie. Vers 1898-99, Ravel imagine une Olympia tirée de l’Homme au sable de Hoffmann. Les esquisses sont détruites mais certains commentateurs se demande si ces brouillons ne contenaient une ébauche du prélude de L’heure espagnole. En 1906, Ravel se lance sur La cloche engloutie d’après l’écrivain allemand Gerhardt Hauptmann. Le travail avançait bien, mais s’annonçait long. Or, aux yeux du père de Ravel, comme de la plupart des mélomanes de cette époque, le sommet de la réussite professionnelle était la création d’un opéra. Or ce père avait déjà eu un sérieux accident de santé et avait peur de mourir sans voir une œuvre de son fils montée dans une maison d’opéra. C’est pourquoi Ravel met de coté Hauptmann au profit d’un pièce courte de Franc Nohain L’Heure espagnole.

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Franc Nohain, écrivain

Franc Nohain (à ne pas confondre avec son fils,  Jean Nohain), de son vrai nom Maurice Legrand, est un écrivain qui participe au cénacle parodique des « Amorphes », cénacle créé par Alphonse Allais où se côtoient des écrivains corrosifs comme Jules Renard, Alfred Jarry ou Tristan Bernard. Franc Nohain est un écrivain qui aime cultiver une poésie aux rimes étranges et insolites ou fustiger les « égarements du temps » (comprenez les sous-produits du théâtre symboliste en général et de Maurice Maeterlinck en particulier).

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Humour et Ironie

L’Heure espagnole est une pièce en un acte qui a été créé au Théâtre de l’Odéon, à Paris en 1904. C’est un mélange de caricature et de théâtre de boulevard. Le texte multiplie les jeux de mots douteux et les allusions suspectes. Les répliques oscillent entre un lyrisme ridicule et un le ton emprunté d’une platitude féroce. Par exemple, vous entendrez un protagoniste déclarer d’un voix suave « Totor est de Torquemada le diminutif plein de charme » (Un petit rappel historique : Tomas de Torquemada est un des personnages importants de l'inquisition espagnole 1420-1498).

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L’histoire – Les personnages

L’histoire est très simple. Tous les jeudis, l’horloger Torquemada règle les horloges municipales. Sa femme Conception profite de son absence pour recevoir son amant, Gonsalve, tout en essayant de se débarrasser de visiteurs importuns, Ramiro et Don Inigo. Nous sommes face à une série de personnages très contrastés. Conception est la femme qui manipule, comme dans un jeu de marionnettes, tous les spécimens d’humanité masculine. Il y a le barbon, Don Inigo Gomez, roi de la haute banque. Mais contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, Ravel ne se moque pas du personnage: l’accompagnement a une certaine tendresse.. Gonzalve, c’est le jeune homme très lyrique en paroles, mais très coincé au moment de passer à l’action. Torquemada est le cocu dont tout le monde se moque, homme et femme. Quand à Ramiro, le muletier, c’est l’espagnol de l’opéra, un avatar de l’Escamillo de Carmen, un homme qui bombe le torse, un torero qui sait tuer le taureau mais qui n’a pas de conversation.

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Conversation en musique

Selon Ravel, LHeure espagnole est une sorte de « conversation en musique ». Le compositeur laisse rarement les personnages chanter vraiment (à l’exception de Gonzalve dont les coloratures et les fioritures sont du plus pur bel canto) ; il leur impose le plus souvent un quasi parlando qui rappelle le récitatif bouffe italien du XVIIIe siècle. L’aria est consciencieusement évité par Ravel qui, pour cela, raccourcit autant que possible les monologues du texte. Et quand un air apparaît, il prend une forme caricaturale. Ainsi, le grand air dramatique de Conception « Oh ! La pitoyable aventure ! » convoque de grands moyens expressifs : cris, coups, rythmes et mélodies espagnols incisifs ou chargé de dépit, violents glissandi et portamenti lourds de sens pour souligner le dépit d’une horlogère ratant tous ses rendez-vous galants avec la gent masculine. Mais ce jeu ironique ne prend son sel qu’avec le contraste burlesque entre l’écriture musicale et le contenu du texte.

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Jeu ironique : Pelléas

D’autres subtils jeux ironiques apparaissent dans la partition. Le monde musical français était encore sous le choc de la création du Pelléas et Mélisande de Debussy. Ravel va décocher quelques traits envers l’illustre partition. Il faut savoir que lors de la première, le rôle de Ramiro était tenu par Jean Périer, le créateur de Pelléas. A plus d’un détour de la ligne de chant, vous percevrez les allusions au style récitatif de Debussy. Mais le clin d’œil le plus marqué se trouve dans la « parodie usinière » (Marcel Marnat) des premières mesures de l’opéra. On y retrouve le même climat mystérieux et inquiétant qu’au début de Pelléas, mais trois métronomes, implacables, incongrus ruinent toute échappée rêveuse.

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Richesse de la partition

L’Heure espagnole est un chef-d’œuvre d’orchestration, une démonstration opulante de la créativité orchestrale de Ravel. Beaucoup de choses sont aux limites des possibilités instrumentales de l’époque. C’est une partition très difficile à jouer. Il faut un orchestre rompu à la musique française pour s'en sortir. La musique de Ravel est volontiers descriptive, correspondant aussi bien aux nuances des sentiments qu’aux effets de mise en scène. On retrouve aussi le goût de Ravel pour les sonorités insolites (utilisation du sarrussophone au son nasillard).

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Discographie sélective

Huit versions sont disponibles dans les collections de la médiathèque (pour la discographie complète cliquez ici). Une première constatation, les versions historiques en mono sont les plus nombreuses. Faut-il voir là le signe de la disparition d'une certaine école française du chant. La version qui réunit tous les suffrages a été réalisée en 1965 par Lorin Maazel avec Gabriel Bacquier et José Van Dam à l'orée de leur brillante carrière (ER2808 ou ER2828). La version Ansermet constitue l'alternative la plus crédible (ER2812). La principale déception vient de la version Jordan, bien terne et molle (ER2830). Le chef suisse ne renouvelle pas sa réussite de l'Enfant et les sortilèges. D'autres versions offrent les témoignages intérressants de tel ou tel interprètes: la direction musicale de Manuel Rosenthal, un disciple de Ravel (ER2833), la Conception de Suzanne Danco (ER2831).


Bibliographie

JANKELEVITCH, Vladimir, Ravel, Collection "Solfège", Seuil, 1956
MARNAT, Marcel, Maurice Ravel, Fayard, 1986
ROSENTHAL, Manuel & MARNAT Marcel, Ravel : souvenirs de Manuel Rosenthal, Hazan, 1995

SOUILLARD, Christine, Ravel, collection "Pour la musique", Gisserot, 1998

STUCKENSCHMIDT, Hans Heinz., Ravel, Collection "Musiques & Musiciens", Jean-Claude Lattès, 1981
L'enfant et les sortilèges & L'heure espagnole, Avant-scène Opéra n°127, 1990

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Liens

  • Dans la galerie Musique de  l'Espace Culturel du Ministère des Affaires Étrangères de France, la page consacrée à Ravel 
     
  • Sur le serveur de l'Ircam, en plus d'une courte biographie de Ravel, une liste des oeuvres avec, pour chacune d'elles l'éditeur, l'année, le lieu et les interprètes de la création, la nomenclature des voix et des instruments, ainsi que la durée moyenne d'une exécution.
     
  • Le Musée Maurice Ravel à Montfort-l'Amaury

 

Le mois prochain : L'Enfant et les sortilèges
 

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