Comédie musicale en un acte
et 21 scènes.
Livret en vers de Franc Nohain
Création : Paris, Théâtre de l'Opéra-Comique, le 19 mai 1911
Il est difficile d'imaginer
que le même homme se cache derrière les deux opéras de Maurice Ravel. Si
l’on reconnaît facilement sa patte musicale, on a, par contre, plus de
peine à trouver un lien, une ressemblance entre la poésie de L’Enfant
et les sortilèges et la grivoiserie de L’Heure espagnole.
Les projets d'opéras de Ravel
Pourtant, quand on regarde de près la biographie de Maurice Ravel, on
n’est plutôt étonné du peu d’œuvres dramatiques terminées, par rapport à
la foule de projets mis en chantier (et jamais terminés). Dès son
adolescence en 1893, Ravel tente de mettre en musique Intérieur de
Maeterlinck. En 1898, il se lance dans une Shéhérazade, un opéra
oriental dont l’esprit devait s’imposer comme une antithèse du wagnérisme.
De ce projet il ne reste que la charmante, mais bien maladroite
Ouverture de féerie. Vers 1898-99, Ravel imagine une Olympia
tirée de l’Homme au sable de Hoffmann. Les esquisses sont détruites
mais certains commentateurs se demande si ces brouillons ne contenaient
une ébauche du prélude de L’heure espagnole. En 1906, Ravel se
lance sur La cloche engloutie d’après l’écrivain allemand Gerhardt
Hauptmann. Le travail avançait bien, mais s’annonçait long. Or, aux yeux
du père de Ravel, comme de la plupart des mélomanes de cette époque, le
sommet de la réussite professionnelle était la création d’un opéra. Or ce
père avait déjà eu un sérieux accident de santé et avait peur de mourir
sans voir une œuvre de son fils montée dans une maison d’opéra. C’est
pourquoi Ravel met de coté Hauptmann au profit d’un pièce courte de Franc
Nohain L’Heure espagnole.
Franc Nohain (à ne pas confondre avec son fils, Jean Nohain), de son
vrai nom Maurice Legrand, est un écrivain qui participe au cénacle
parodique des « Amorphes », cénacle créé par Alphonse Allais où se
côtoient des écrivains corrosifs comme Jules Renard, Alfred Jarry ou
Tristan Bernard. Franc Nohain est un écrivain qui aime cultiver une poésie
aux rimes étranges et insolites ou fustiger les « égarements du temps »
(comprenez les sous-produits du théâtre symboliste en général et de
Maurice Maeterlinck en particulier).
L’Heure espagnole est une pièce en un acte qui a été créé au
Théâtre de l’Odéon, à Paris en 1904. C’est un mélange de caricature et de
théâtre de boulevard. Le texte multiplie les jeux de mots douteux et les
allusions suspectes. Les répliques oscillent entre un lyrisme ridicule et
un le ton emprunté d’une platitude féroce. Par exemple, vous entendrez un
protagoniste déclarer d’un voix suave « Totor est de Torquemada le
diminutif plein de charme » (Un petit rappel historique : Tomas de
Torquemada est un des personnages importants de l'inquisition espagnole
1420-1498).
L’histoire est très simple. Tous les jeudis, l’horloger Torquemada règle
les horloges municipales. Sa femme Conception profite de son absence pour
recevoir son amant, Gonsalve, tout en essayant de se débarrasser de
visiteurs importuns, Ramiro et Don Inigo. Nous sommes face à une série de
personnages très contrastés. Conception est la femme qui manipule, comme
dans un jeu de marionnettes, tous les spécimens d’humanité masculine. Il y
a le barbon, Don Inigo Gomez, roi de la haute banque. Mais contrairement à
ce que l’on aurait pu attendre, Ravel ne se moque pas du personnage:
l’accompagnement a une certaine tendresse.. Gonzalve, c’est le jeune homme
très lyrique en paroles, mais très coincé au moment de passer à l’action.
Torquemada est le cocu dont tout le monde se moque, homme et femme. Quand
à Ramiro, le muletier, c’est l’espagnol de l’opéra, un avatar de
l’Escamillo de Carmen, un homme qui bombe le torse, un torero qui sait
tuer le taureau mais qui n’a pas de conversation.
Selon Ravel, LHeure espagnole est une sorte de « conversation en
musique ». Le compositeur laisse rarement les personnages chanter vraiment
(à l’exception de Gonzalve dont les coloratures et les fioritures sont du
plus pur bel canto) ; il leur impose le plus souvent un quasi parlando qui
rappelle le récitatif bouffe italien du XVIIIe siècle. L’aria est
consciencieusement évité par Ravel qui, pour cela, raccourcit autant que
possible les monologues du texte. Et quand un air apparaît, il prend une
forme caricaturale. Ainsi, le grand air dramatique de Conception « Oh !
La pitoyable aventure ! » convoque de grands moyens expressifs : cris,
coups, rythmes et mélodies espagnols incisifs ou chargé de dépit, violents
glissandi et portamenti lourds de sens pour souligner le dépit d’une
horlogère ratant tous ses rendez-vous galants avec la gent masculine. Mais
ce jeu ironique ne prend son sel qu’avec le contraste burlesque entre
l’écriture musicale et le contenu du texte.
D’autres subtils jeux ironiques apparaissent dans la partition. Le monde
musical français était encore sous le choc de la création du Pelléas et
Mélisande de Debussy. Ravel va décocher quelques traits envers
l’illustre partition. Il faut savoir que lors de la première, le rôle de
Ramiro était tenu par Jean Périer, le créateur de Pelléas. A plus d’un
détour de la ligne de chant, vous percevrez les allusions au style
récitatif de Debussy. Mais le clin d’œil le plus marqué se trouve dans la
« parodie usinière » (Marcel Marnat) des premières mesures de l’opéra. On
y retrouve le même climat mystérieux et inquiétant qu’au début de
Pelléas, mais trois métronomes, implacables, incongrus ruinent toute
échappée rêveuse.
L’Heure espagnole est un chef-d’œuvre d’orchestration, une
démonstration opulante de la créativité orchestrale de Ravel. Beaucoup de
choses sont aux limites des possibilités instrumentales de l’époque. C’est
une partition très difficile à jouer. Il faut un orchestre rompu à la
musique française pour s'en sortir. La musique de Ravel est volontiers
descriptive, correspondant aussi bien aux nuances des sentiments qu’aux
effets de mise en scène. On retrouve aussi le goût de Ravel pour les
sonorités insolites (utilisation du sarrussophone au son nasillard).
Huit versions sont disponibles dans les collections de
la médiathèque (pour la discographie complète
cliquez ici).
Une première constatation, les versions historiques en mono sont les plus
nombreuses. Faut-il voir là le signe de la disparition d'une certaine
école française du chant. La version qui réunit tous les suffrages a été
réalisée en 1965 par Lorin Maazel avec Gabriel Bacquier et José Van Dam à
l'orée de leur brillante carrière (ER2808
ou
ER2828). La version Ansermet constitue l'alternative la plus crédible
(ER2812).
La principale déception vient de la version Jordan, bien terne et molle (ER2830).
Le chef suisse ne renouvelle pas sa réussite de l'Enfant et les
sortilèges. D'autres versions offrent les témoignages intérressants de
tel ou tel interprètes: la direction musicale de Manuel Rosenthal, un
disciple de Ravel (ER2833),
la Conception de Suzanne Danco (ER2831).
Bibliographie
JANKELEVITCH, Vladimir,
Ravel, Collection "Solfège", Seuil, 1956
MARNAT, Marcel, Maurice Ravel, Fayard, 1986
ROSENTHAL, Manuel & MARNAT Marcel, Ravel : souvenirs de Manuel
Rosenthal, Hazan, 1995
SOUILLARD, Christine, Ravel, collection "Pour la musique",
Gisserot, 1998
STUCKENSCHMIDT, Hans Heinz., Ravel, Collection "Musiques &
Musiciens", Jean-Claude Lattès, 1981 L'enfant et les sortilèges & L'heure espagnole, Avant-scène Opéra
n°127, 1990
Dans la galerie Musique de l'Espace
Culturel du Ministère des Affaires Étrangères de France,
la page consacrée à Ravel
Sur le serveur de l'Ircam, en plus
d'une courte biographie de
Ravel,
une liste des oeuvres avec, pour chacune d'elles l'éditeur,
l'année, le lieu et les interprètes de la création, la nomenclature des
voix et des instruments, ainsi que la durée moyenne d'une exécution.