Maurice RAVEL (1875-1937)

Ravel : L'enfant et les sortilèges

Par Benoit van Langenhove            

 

Fantaisie lyrique en deux parties. Livret de Colette
Création : Théâtre de Monte-Carlo, le 21 mars 1925


Après L'Heure espagnole, une comédie musicale caricaturale toute en humour et en ironie, Ravel, et sa librettiste Colette, révèlent, dans L'Enfant et les sortilèges, une âme éprise des contes et des féeries de l’enfance. Mais attention, nous savons par la psychanalyse que les contes s'apparentent aux rêves et aux fantasmes, et traduisent sous forme d'images les processus de l'inconscient. Les psychologues [analyses de Géza Róheim (Origine et fonction de la culture, 1943) ou de Bruno Bettelheim (Psychanalyse des contes de fées, 1976)] montrent comment les contes s'organisent autour de fantasmes pour proposer des solutions qui concourent à la formation de la personnalité.


Colette

Sidonie-Gabrielle Colette (1873 – 1954) a eu sa sensibilité formée à l’école de la nature bourguignonnne. Elle a su merveilleusement pénétrer la vie intérieure des animaux et spécialement des chats (Sept dialogues des bêtes [1904]. Elle compose le livret de l’Enfant et les sortilèges à la demande de Jacques Rouché (1862 – 1957), directeur de l’Opéra de Paris. Au départ, le projet, inspiré par la jeune fille de Colette, était la création d’un ballet intitulé Ballet pour ma fille. Rouché propose à Colette la collaboration avec Ravel. Mais en 1916, ce dernier participe à l’effort de guerre. Ce ne sera qu’en 1918 que Ravel recevra l’argument du ballet. D’abord réticent, il finira par accepter la proposition. Entre-temps, Colette avait observé le grandissement de sa fille et avait nourri le livret de nouveaux apports, transformant le ballet en opéra-ballet. Ravel, en pleine crise créatrice, avança lentement dans la composition de la partition et ce n’est que durant l’été 1924 que la partition fut achevée. La création eut lieu à l’Opéra de Monte-Carlo, le 21 mars 1925.

Top

Poème des métamorphoses

Le livret de Colette correspondait au rêve poétique intérieur de Ravel. Le panthéisme de l’œuvre trouvait un écho chez le compositeur, alors habitant de Montfort l’Amaury, un petit village plein de quiétude, en bordure de la forêt de Rambouillet, encore très sauvage à l’époque. L’Enfant et les sortilèges est un poème des métamorphoses où les objets sont dotés d’une âme sensible, où les princesses sorties des livres s’animent, où les plantes et les animaux parlent. Ajoutez à cela l’amour de Ravel pour le merveilleux et le fantastique (Shéhérazade, La cloche engloutie), pour les automates.

Top

Structure en petits tableaux

L'Enfant et les sortilèges, d’une extrême originalité, est structurée en une série de tableaux miniatures, tour à tour drôles, mélancoliques, brillants, féeriques ou démoniaques dans l’esprit d’une revue, d’une opérette américaine. L’opéra a aussi une parenté avec l’opéra-ballet français des XVIIe et XVIIIe siècles. La danse, utilisée à des fins humoristiques, caractérise de nombreux épisodes : ridicule menuet du fauteuil et de la bergère, ragtime de la théière, ronde légère des pastoureaux, polka endiablée de l’arithmétique, valse lente du jardin.

Top

La partition

L’œuvre débute par une imitation d’organum médiéval joué par deux hautbois auxquels va s’ajouter une contrebasse solo dans l’aigu. C’est l’équivalent sonore du « Il était une fois » mais c’est aussi, pour ceux qui connaissent la technique musicale, l’installation de l’intervalle de référence de l’œuvre, la quarte. Un enfant paresse devant ses devoirs lorsque arrive Maman qui le gronde et le punit. La porte à peine refermée, l’enfant explose, se révolte, brise tout, accompagné par les stridences de l’orchestre. La musique est rendue agressive par l’emploi de la bitonalité et d’une écriture percussive avec des accords martelés.



Une horloge et des fauteuils

Saoulé par sa dévastation, l’enfant s’effondre dans un fauteuil. Mais celui-ci s’échappe. Alors commence un menuet grotesque (structure ancienne, mais sonorité très contemporaine) où les fauteuils, dans un langage très compassé, se plaignent des talons méchants de l’enfant. Puis surgit l’horloge comtoise : l’enfant a retiré le balancier et la pauvre machine ne sait plus l’heure qu’il est. Musicalement, Ravel traduit ce dérèglement par un martèlement continu de croches sur lesquelles tombent de violents accents [procédé issu du Sacre du printemps de Stravinsky]. Mais Ravel glisse aussi un moment de douceur lyrique à la Puccini sur «Moi qui rêvait de douces heures». Vaincue par le mécanisme déréglé, l’horloge s’éteint progressivement.

Top

La rencontre d'une tasse chinoise et d'une théière

Voici qu’apparaissent la théière et la tasse chinoise pour une scène burlesque. En anglais de pacotille et en chinois inventé, les deux porcelaines s’échangent des propos sur des musiques mélangeant le jazz et une musique chinoise basée classiquement sur une gamme pentatonique. Voulant se réfugier près du feu, l’enfant déclenche sa fureur. Ce passage est une véritable parodie de l’air «di bravura» avec ses vocalises serrées, ses contre-ut et ses coloratures interminables. Etouffée par la cendre, la flamme disparaît.

Top


La princesse et les pastoureaux

Et ici commence un moment de nostalgie triste avec le passage des pastoureaux. Ceux-ci pleurent leur histoire détruite par l’enfant qui a déchiré le livre. La musique est une pastorale folklorisante, avec l’emploi caractéristique de la percussion et des instruments à vent dont le hautbois. Le ton devient lyrique et tendre pour un duo entre l’enfant et une princesse sortie des pages lacérées d’un livre. Dans un air aux tournures modales, accompagné comme dans un contrepoint à deux voix par la flûte, la princesse s’inquiète sur son sort. L’enfant essaie de protéger « sa première bien-aimée », mais celle-ci disparaît.

Top


Toi, le coeur de la rose

Seul et désolé, l’enfant n’a plus que les débris de son rêve. Le cœur rempli d’une innocence toute enfantine, il adresse un adieu nostalgique à sa « bien-aimée ». Cet air, presque un hymne, dépouillé de tout artifice parodique, exhale un lyrisme épuré sur un accompagnement étale et intimiste [proche du Fauré de La bonne chanson, Rosenthal fait référence à la La petite table du Manon de Massenet]. Ce moment magique, cet immobilisme du temps est, à mes yeux, le sommet émotionnel de la partition.



Des chiffes et des chats

Mais un trémolo aigre des vents annonce l’arrivée burlesque de l’arithmétique. Dans une ronde folle avec les chiffres (ici le chœur d’enfants), le petit vieillard fait surgir des bouts de problèmes d’arithmétique (robinet, train, paysanne au marché, marchand d’étoffe) et des faux calculs. L’enfant est tout étourdi. Mais voici que surgissent un chat noir et une chatte blanche qui se lancent dans un duo d’amour à coup de miaous bien sonores.

Top

Scènes de jardin

Au comble du paroxysme, les deux chats s’enfuient au jardin, suivis par l’enfant. C’est ici un basculement dans l’opéra. Jusqu’à présent, nous avons assisté à des sortilèges, maintenant nous glissons de la fantaisie au drame. Les animaux qui viennent se plaindre des méfaits de l’enfant. La scène débute sur une série d’accords suspendus aux cordes sur laquelle surgit des musiques de différents animaux (flûte à coulisses, chœur..). Un arbre, suivi par d’autres, déplore les blessures infligées par le couteau de l’enfant. Puis c’est la libellule, sur un rythme de valse très lente, presque désarticulée, à la recherche de sa compagne, qui apprend de la bouche de l’Enfant son triste sort. Ensuite, la chauve-souris.


Un épisode burlesque avec la rainette détend quelque peu l’atmosphère mais celle-ci est rappelée à l’ordre par l’écureuil qui lui rappelle l’existence de la cage. «La cage, dit l’enfant, c’était pour mieux voir ta prestesse, tes quatre petites mains, tes beaux yeux». A cette réplique, l’écureuil explose dans un hymne à la liberté, un hymne libertaire, je devrais dire exaltant le ciel libre, le vent libre plein d’espérance. Mais l’enfant n’entend pas la souffrance de l’écureuil, il n’a regardé que les deux chats qui s’aimaient. A l’appel pathétique de l’écureuil, les bêtes foncent sur l’enfant tyran pour le châtier. La musique devient apocalypse : rythme de marche guerrière, accords scandés, répliques coupées. La guerre éclate.

Top

Maman

Mais dans le tumulte, un petit écureuil blessé tombe au pied de l’enfant. Ce dernier le soigne aussitôt, puis tombe inanimé sur le sol. Les animaux, un peu honteux, arrêtent leur attaque. Voulant aider l’enfant, ils appellent Maman. La construction de la scène est assez extraordinaire, depuis des répliques lâchées dans le silence le plus absolu jusqu’au couronnement de la scène dans un chœur magnifique de style polyphonique, une sorte de glorification de l’initiation accomplie par l’enfant. L’opéra s’achève sur un ultime "Maman" reposant cette fois sur les accords apaisés, mais c’est aussi une conclusion suspensive. L’enfant a retrouvé sa mère, mais a-t-il bien assimilé la leçon ?

L'Enfant et les sortilèges est le roman d’apprentissage d’un jeune enfant agressif à qui le monde adulte apprend à acquérir des rapports sociaux moins violents. L’art de Ravel est dans l’affleurement des tourments. Tout est dit dans le plus grand raffinement musical, mais tout est dit sans ostentation.

 

Top


Discographie sélective

Huit versions de L'Enfant et les sortilèges sont disponibles dans les collections de la Médiathèque (pour la discographie complète cliquez ici). Contrairement à L'Heure espagnole où les versions historiques dominent, L'Enfant et les sortilèges a connu des versions récentes. Nous retiendrons surtout les versions signée par Lorin Maazel (ER2814 ou  ER2808) et Armin Jordan (ER2816)


Bibliographie

BETTLEHEIM, Bruno, Psychanalyse des contes de fées, Collection "Pluriel", Hachette littérature, 1998
JANKELEVITCH, Vladimir, Ravel, Collection "Solfège", Seuil, 1956
MARNAT, Marcel, Maurice Ravel, Fayard, 1986
ROHEIM, Geza,
Origine et fonction de la culture, Collection "Idées", Gallimard, 1972
ROSENTHAL, Manuel & MARNAT Marcel, Ravel : souvenirs de Manuel Rosenthal, Hazan, 1995

SOUILLARD, Christine, Ravel, collection "Pour la musique", Gisserot, 1998

STUCKENSCHMIDT, Hans Heinz., Ravel, Collection "Musiques & Musiciens", Jean-Claude Lattès, 1981
L'enfant et les sortilèges & L'heure espagnole, Avant-scène Opéra n°127, 1990

Top


Liens

  • Dans la galerie Musique de  l'Espace Culturel du Ministère des Affaires Étrangères de France, la page consacrée à Ravel 
     
  • Sur le serveur de l'Ircam, en plus d'une courte biographie de Ravel, une liste des oeuvres avec, pour chacune d'elles, l'éditeur, l'année, le lieu et les interprètes de la création, la nomenclature des voix et des instruments, ainsi que la durée moyenne d'une exécution.
     
  • Le Musée Maurice Ravel à Montfort-l'Amaury


 

Top I Travers-sons I La Médiathèque