Fantaisie lyrique en deux
parties. Livret de Colette
Création : Théâtre de Monte-Carlo, le 21 mars 1925
Après L'Heure espagnole, unecomédie musicale caricaturale toute en humour et en ironie, Ravel, et
sa librettiste Colette, révèlent, dans L'Enfant et les sortilèges,
une âme éprise des contes et des féeries de l’enfance. Mais attention,
nous savons par la psychanalyse que les contes s'apparentent aux rêves et
aux fantasmes, et traduisent sous forme d'images les processus de
l'inconscient. Les psychologues [analyses de Géza Róheim (Origine et
fonction de la culture, 1943) ou de Bruno Bettelheim (Psychanalyse
des contes de fées, 1976)] montrent comment les contes s'organisent
autour de fantasmes pour proposer des solutions qui concourent à la
formation de la personnalité.
Colette
Sidonie-Gabrielle Colette (1873 – 1954) a eu sa sensibilité formée à
l’école de la nature bourguignonnne. Elle a su merveilleusement pénétrer
la vie intérieure des animaux et spécialement des chats (Sept dialogues
des bêtes [1904]. Elle compose le livret de l’Enfant et les
sortilèges à la demande de Jacques Rouché (1862 – 1957), directeur de
l’Opéra de Paris. Au départ, le projet, inspiré par la jeune fille de
Colette, était la création d’un ballet intitulé Ballet pour ma fille.
Rouché propose à Colette la collaboration avec Ravel. Mais en 1916, ce
dernier participe à l’effort de guerre. Ce ne sera qu’en 1918 que Ravel
recevra l’argument du ballet. D’abord réticent, il finira par accepter la
proposition. Entre-temps, Colette avait observé le grandissement de sa
fille et avait nourri le livret de nouveaux apports, transformant le
ballet en opéra-ballet. Ravel, en pleine crise créatrice, avança lentement
dans la composition de la partition et ce n’est que durant l’été 1924 que
la partition fut achevée. La création eut lieu à l’Opéra de Monte-Carlo, le
21 mars 1925.
Le livret de Colette correspondait au rêve poétique intérieur de Ravel. Le
panthéisme de l’œuvre trouvait un écho chez le compositeur, alors habitant
de Montfort l’Amaury, un petit village plein de quiétude, en bordure de la
forêt de Rambouillet, encore très sauvage à l’époque. L’Enfant et les
sortilèges est un poème des métamorphoses où les objets sont dotés
d’une âme sensible, où les princesses sorties des livres s’animent, où les
plantes et les animaux parlent. Ajoutez à cela l’amour de Ravel pour le
merveilleux et le fantastique (Shéhérazade, La cloche engloutie),
pour les automates.
L'Enfant et les sortilèges, d’une extrême originalité, est
structurée en une série de tableaux miniatures, tour à tour drôles,
mélancoliques, brillants, féeriques ou démoniaques dans l’esprit d’une
revue, d’une opérette américaine. L’opéra a aussi une parenté avec
l’opéra-ballet français des XVIIe et XVIIIe siècles. La danse, utilisée à
des fins humoristiques, caractérise de nombreux épisodes : ridicule menuet
du fauteuil et de la bergère, ragtime de la théière, ronde légère des
pastoureaux, polka endiablée de l’arithmétique, valse lente du jardin.
L’œuvre débute par une imitation d’organum médiéval joué par deux hautbois
auxquels va s’ajouter une contrebasse solo dans l’aigu. C’est
l’équivalent sonore du « Il était une fois » mais c’est aussi, pour ceux
qui connaissent la technique musicale, l’installation de l’intervalle de
référence de l’œuvre, la quarte. Un enfant paresse devant ses devoirs
lorsque arrive Maman qui le gronde et le punit. La porte à peine refermée,
l’enfant explose, se révolte, brise tout, accompagné par les stridences de
l’orchestre. La musique est rendue agressive par l’emploi de la bitonalité
et d’une écriture percussive avec des accords martelés.
Une horloge et des fauteuils
Saoulé par sa dévastation, l’enfant s’effondre dans un fauteuil. Mais
celui-ci s’échappe. Alors commence un menuet grotesque (structure ancienne,
mais sonorité très contemporaine) où les fauteuils, dans un langage très
compassé, se plaignent des talons méchants de l’enfant. Puis surgit
l’horloge comtoise : l’enfant a retiré le balancier et la pauvre machine
ne sait plus l’heure qu’il est. Musicalement, Ravel traduit ce dérèglement
par un martèlement continu de croches sur lesquelles tombent de violents
accents [procédé issu du Sacre du printemps de Stravinsky]. Mais
Ravel glisse aussi un moment de douceur lyrique à la Puccini sur «Moi
qui rêvait de douces heures». Vaincue par le mécanisme déréglé,
l’horloge s’éteint progressivement.
La rencontre d'une tasse chinoise et d'une
théière
Voici qu’apparaissent la théière et la tasse chinoise pour une scène
burlesque. En anglais de pacotille et en chinois inventé, les deux
porcelaines s’échangent des propos sur des musiques mélangeant le jazz et
une musique chinoise basée classiquement sur une gamme pentatonique.
Voulant se réfugier près du feu, l’enfant déclenche sa fureur. Ce passage
est une véritable parodie de l’air «di bravura» avec ses vocalises
serrées, ses contre-ut et ses coloratures interminables. Etouffée par la
cendre, la flamme disparaît.
Et ici commence un moment de nostalgie triste avec le passage des
pastoureaux. Ceux-ci pleurent leur histoire détruite par l’enfant qui a
déchiré le livre. La musique est une pastorale folklorisante, avec l’emploi
caractéristique de la percussion et des instruments à vent dont le
hautbois. Le ton devient lyrique et tendre pour un duo entre l’enfant et
une princesse sortie des pages lacérées d’un livre. Dans un air aux
tournures modales, accompagné comme dans un contrepoint à deux voix par la
flûte, la princesse s’inquiète sur son sort. L’enfant essaie de protéger «
sa première bien-aimée », mais celle-ci disparaît.
Seul et désolé, l’enfant n’a plus que les débris de son rêve. Le cœur
rempli d’une innocence toute enfantine, il adresse un adieu nostalgique à
sa « bien-aimée ». Cet air, presque un hymne, dépouillé de tout artifice
parodique, exhale un lyrisme épuré sur un accompagnement étale et
intimiste [proche du Fauré de La bonne chanson, Rosenthal fait
référence à la La petite table du Manon de Massenet]. Ce
moment magique, cet immobilisme du temps est, à mes yeux, le sommet
émotionnel de la partition.
Des chiffes et des chats
Mais un trémolo aigre des vents annonce l’arrivée burlesque de
l’arithmétique. Dans une ronde folle avec les chiffres (ici le chœur
d’enfants), le petit vieillard fait surgir des bouts de problèmes
d’arithmétique (robinet, train, paysanne au marché, marchand d’étoffe) et
des faux calculs. L’enfant est tout étourdi. Mais voici que surgissent un
chat noir et une chatte blanche qui se lancent dans un duo d’amour à coup
de miaous bien sonores.
Au comble du paroxysme, les deux chats s’enfuient au jardin, suivis par
l’enfant. C’est ici un basculement dans l’opéra. Jusqu’à présent, nous
avons assisté à des sortilèges, maintenant nous glissons de la fantaisie
au drame. Les animaux qui viennent se plaindre des méfaits de l’enfant. La
scène débute sur une série d’accords suspendus aux cordes sur laquelle
surgit des musiques de différents animaux (flûte à coulisses, chœur..). Un
arbre, suivi par d’autres, déplore les blessures infligées par le couteau
de l’enfant. Puis c’est la libellule, sur un rythme de valse très lente,
presque désarticulée, à la recherche de sa compagne, qui apprend de la
bouche de l’Enfant son triste sort. Ensuite, la chauve-souris.
Un épisode burlesque avec la rainette détend quelque peu l’atmosphère mais
celle-ci est rappelée à l’ordre par l’écureuil qui lui rappelle
l’existence de la cage. «La cage, dit l’enfant, c’était pour mieux voir
ta prestesse, tes quatre petites mains, tes beaux yeux». A cette réplique,
l’écureuil explose dans un hymne à la liberté, un hymne libertaire, je
devrais dire exaltant le ciel libre, le vent libre plein d’espérance. Mais
l’enfant n’entend pas la souffrance de l’écureuil, il n’a regardé que les
deux chats qui s’aimaient. A l’appel pathétique de l’écureuil, les bêtes
foncent sur l’enfant tyran pour le châtier. La musique devient apocalypse
: rythme de marche guerrière, accords scandés, répliques coupées. La
guerre éclate.
Mais dans le tumulte, un petit écureuil blessé tombe au pied de l’enfant.
Ce dernier le soigne aussitôt, puis tombe inanimé sur le sol. Les animaux,
un peu honteux, arrêtent leur attaque. Voulant aider l’enfant, ils
appellent Maman. La construction de la scène est assez extraordinaire,
depuis des répliques lâchées dans le silence le plus absolu jusqu’au
couronnement de la scène dans un chœur magnifique de style polyphonique,
une sorte de glorification de l’initiation accomplie par l’enfant. L’opéra
s’achève sur un ultime "Maman" reposant cette fois sur les accords apaisés,
mais c’est aussi une conclusion suspensive. L’enfant a retrouvé sa mère,
mais a-t-il bien assimilé la leçon ?
L'Enfant et les sortilèges est le roman d’apprentissage d’un jeune
enfant agressif à qui le monde adulte apprend à acquérir des rapports
sociaux moins violents. L’art de Ravel est dans l’affleurement des
tourments. Tout est dit dans le plus grand raffinement musical, mais tout
est dit sans ostentation.
Huit versions de
L'Enfant et les sortilèges sont disponibles dans les collections de la
Médiathèque (pour la discographie complète
cliquez ici).
Contrairement à L'Heure espagnole où les versions historiques
dominent, L'Enfant et les sortilèges a connu des versions récentes.
Nous retiendrons surtout les versions signée par Lorin Maazel (ER2814
ou
ER2808) et Armin Jordan (ER2816)
Bibliographie
BETTLEHEIM, Bruno,
Psychanalyse
des contes de fées, Collection "Pluriel", Hachette littérature, 1998
JANKELEVITCH, Vladimir,
Ravel, Collection "Solfège", Seuil, 1956
MARNAT, Marcel, Maurice Ravel, Fayard, 1986
ROHEIM, Geza,
Origine et
fonction de la culture, Collection "Idées", Gallimard, 1972
ROSENTHAL, Manuel & MARNAT Marcel, Ravel : souvenirs de Manuel
Rosenthal, Hazan, 1995
SOUILLARD, Christine, Ravel, collection "Pour la musique",
Gisserot, 1998
STUCKENSCHMIDT, Hans Heinz., Ravel, Collection "Musiques &
Musiciens", Jean-Claude Lattès, 1981 L'enfant et les sortilèges & L'heure espagnole, Avant-scène Opéra
n°127, 1990
Dans la galerie Musique de
l'Espace Culturel du Ministère des Affaires Étrangères de France,
la page consacrée à Ravel
Sur le serveur de l'Ircam, en plus d'une
courte biographie de
Ravel,
une liste des oeuvres avec, pour chacune d'elles, l'éditeur, l'année, le
lieu et les interprètes de la création, la nomenclature des voix et des
instruments, ainsi que la durée moyenne d'une exécution.