Prague, la période heureuse

En 1911, Zemlinsky devient premier Kapellmeister de l'Opéra allemand de Prague (l'actuel Statni Opera) puis directeur de la même institution. Pendant dix-sept ans, comme chef d'orchestre d'opéra et de concert, il transforme la capitale tchèque en haut lieu de la musique européenne. Parmi ses assistants, il eut Erich Kleiber, Anton von Webern et George Szell ainsi que Viktor Ullmann comme chef de choeur. En 1920 il devient aussi recteur de la Deutsche Akademie für Musik und Bildende Kunst. À partir de 1923, il dirige régulièrement la Philharmonie tchèque où il crée la tradition mahlérienne de l'orchestre. À côté des oeuvres de compositeurs tchèques, Zemlinsky se fait aussi le champion de ses collègues Hindemith, Stravinsky ou Weill. Stravinsky, qui n'avait pas l'éloge facile, affirme que l'opéra les Nozze di Figaro de Mozart qu'il a entendu à Prague sous la direction de Zemlinsky était une des expériences  musicales parmi les plus satisfaisantes de sa vie. C'est aussi la période où Zemlinsky écrit ses plus grands chefs-d'œuvre comme les Maeterlinck-lieder, le Deuxième quatuor, Eine florentinische Tragödie [Une tragédie florentine], Der Zwerg [Le Nain] ou la Lyrische Symphonie.

L'alliance de moyens stylistiques brahmsiens et wagnériens que Zemlinsky et Schoenberg ont réalisée ensemble vers le tournant du XXe siècle pousse Schoenberg vers des conséquences radicales, une rupture menant, vers 1909, à l'atonalité. Zemlinsky suivit en hésitant son ami. Ilt n'a jamais franchi le pas menant à l'atonalité, préférant,  autant que possible, étirer les frontières de la tonalité. Il avouait en 1913 : « J'ai la vénération la plus absolue, la plus illimitée pour les œuvres de Mahler. Il n'appartient pas à ceux au sujet desquels on a encore à se disputer; sa personnalité hors de pair, la grandeur et profondeur de ce qu'il a de purement humain le placent déjà aujourd'hui au-dessus de toute lutte partisane. Selon moi, il ne s'écoulera pas tellement de temps d'ici à ce que Mahler soit compté au nombre des inattaquables. - Face aux dernières œuvres de Schoenberg (ndlr comprenez les premières oeuvres atonales), je n'éprouve pas toujours le même amour, mais toujours un respect infini. Mais je sais par expérience que même avec ces œuvres qui, aujourd'hui, sont encore pour moi muettes, je puis avoir dès demain d'affectueux rapports. C'est pourquoi j'attends tranquillement, car j'ai en effet confiance - en moi. »

Le Deuxième quatuor à cordes op.15 (1913-1914), chef-d'œuvre de la musique de chambre de Zemlinsky, montre les efforts accomplis pour rassembler dans sa musique les tendances divergentes de Mahler et de Schoenberg avec une notable exploitation de la polyrythmie. Ce quatuor représente un point culminant de l'expressivité, mais aussi un point culminant en ce sens que Zemlinsky ne continua plus d'écrire dans cette direction.  

L'idée de personnages cachant une émotivité agitée sous des dehors respectables fascinait certains compositeurs. Eine florentische Tragödie (1916) répond à ce critère d'étude psychologique, en plus du fait qu'il trouvait un écho dans la vie du compositeur. Rappelons que Zemlinsky a dirigé la création de l'Erwartung de Schoenberg. Et de cette rencontre vient à la fois la tension dramatique de l'opéra qui ne fait que s'amplifier pour tourner à l'insoutenable ainsi que l'inquiétante exploration des abîmes de l'inconscient et du subconscient. De là aussi une harmonie très tendue aux franges les plus extrêmes de la tonalité.  Tirée d'Oscar Wilde, l'intrigue commence dans un dispositif de complaisance et tourne au drame par le jeu du mari. La musique ambivalente de Zemlinsky porte ce drame. Proche des poèmes symphoniques de Strauss, elle joue avec un petit nombre de thèmes récurrents autour de l'amour et de la mort. Ces thèmes subissent aussi des développements et des transformations en fonction de l'ambiance. Comme dans le Rosenkavalier de Strauss, la partition débute par un long prélude qui décrit la nuit des amants.

Florence, au temps de la Renaissance. Peu à peu Simone et son épouse se sont détachés l’un de l’autre. Un soir, le marchand revient chez lui au terme d’un voyage d’affaires et trouve Bianca, son épouse, en compagnie du riche et séduisant prince Bardi. Voici comment Simone affronte cette situation ambiguë : il souhaite tout d’abord la bienvenue au prince, qu’il flatte en se déclarant honoré de recevoir chez lui un si noble visiteur, puis il lui présente ses plus belles marchandises. C’est justement parce qu’il respecte les convenances que Bianca affiche tout le mépris qu’il lui inspire. Dans ce contexte, Bardi a le sentiment d’avoir le dessus sur le mari, et c’est sans vergogne qu’il convient avec Bianca d’un rendez-vous pour le lendemain. Mais Simone finit par laisser tomber le masque; il somme le prince de croiser le fer avec lui et le tue. Face au cadavre de Bardi, les époux se retrouvent sous un nouvel éclairage.
 

La puissance de la réalisation de Der Zwerg [Le Nain] (1921) provient de la probable identification de Zemlinsky avec le personnage central de l'opéra. Au moment de leur rupture, Alma Mahler avait décrit Zemlinsky comme un affreux gnome, un nabot sans menton et sans dents. De là, la très forte identification du compositeur avec le nain. Tirée, elle aussi d'une histoire d'Oscar Wilde, The Birthday of the Infanta, l'intrigue fut modifiée pour se rapprocher de l'expérience malheureuse de Zemlinsky, ainsi par exemple, la cruauté de l'Infante est délibérément accentuée. Pour traduire la froideur de la cour, Zemlinsky écrit une musique diatonique de style néoclassique (proche de certaines oeuvres de Ravel). Il réserve une musique plus lyrique et plus expressive au nain et à la seule personne humaine de la cour, la duègne Ghita. Der Zwerg sera un des plus grands triomphes connu par Zemlinsky. Aussitôt après sa création à Cologne sous la direction d'Otto Klemperer, l'opéra sera rapidement repris à Berlin, Prague et Vienne.

C’est l’anniversaire de l’infante Donna Clara. Exubérantes de joie, la princesse et ses amies perturbent les domestiques affairés par les préparatifs. Enfin la fête commence et l’infante est longuement félicitée. Parmi les nombreux cadeaux qu’elle reçoit, il y en a un de fort particulier : un nain vivant. Il vit dans l’inconscience de sa difformité. Jamais encore il n’a vu son image. Il s’éprend de la princesse aussitôt qu’il l’aperçoit. Se prenant pour un beau chevalier, c’est avec élégance qu’il adresse à Clara une chanson d’amour. La princesse congédie sa cour et les invités pour rester seule avec lui. La princesse est effrayée lorsqu’elle se rend compte que le nain ignore tout de sa véritable nature. Elle ordonne à Ghita, sa camériste, de lui tendre un miroir. Lorsque le nain revient de la salle de bal, il est si heureux d’avoir reçu de la princesse une rose blanche qu’il reste sourd aux paroles de Ghita, résolue à lui révéler sa véritable nature. Resté seul, l’amoureux se retrouve inopinément face à un miroir. Ce n’est qu’à grand-peine et dans l’affliction qu’il comprend peu à peu que ce qu’il aperçoit n’est autre que son reflet. Il s’explique les railleries et manèges de son entourage, comprend qu’on le trouve affreusement laid et qu’il est absolument seul. L’illusion qui le tenait en vie s’effondre. Lorsque Donna Clara revient, le nain, abîmé dans le désespoir, la supplie de lui dire que cela n’est pas vrai et qu’il est beau. La princesse se tait et le nain meurt, le cœur brisé.
 

En 1922, Zemlinsky compose ce qui est probablement le sommet de son oeuvre orchestrale, la Lyrische Symphonie. Cette partition pour voix et orchestre s'inscrit dans la lignée du Das Lied von der Erde de Mahler. Tous deux s'appuient sur des poèmes orientaux, mais la ressemblance s'arrête là. L'œuvre de Mahler est en six mouvements fermés, celle de Zemlinsky en sept mouvements enchaînés. Mahler cherche, au travers des poèmes chinois, des clés permettant de scruter le sens de la vie et de la mort, tandis que Zemlinsky, à la suite de Tagore, cherche une quête de l'accomplissement de soi-même, dans une perspective à la fois pessimiste et stoïcienne. Dans la forme, Zemlinsky s'écarte résolument de Mahler en réunissant les chants entre eux au moyen d'interludes symphoniques et en intégrant de la sorte l'un à l'autre cycle de lieder et symphonie à un mouvement. "La cohésion interne des sept chants avec leurs préludes et interludes, qui possèdent tous un seul et même ton foncier profondément grave et passionné, doit parfaitement être mise en valeur avec une conception et une exécution adéquates de l'œuvre" demande Zemlinsky.

Alban Berg assista à la création de la Lyrische Symphonie. Quelques années plus tard, il y rendi doublement hommage en nommant une de ses partitions Lyrische Suite, en y citant un extrait du quatrième mouvement et en lui dédiant la partition. 


Suite

Sommaire dossier Alexandre von Zemlinsky

Travers-sons  - La Médiathèque - Nos collections
Copyright © 2003 La Médiathèque - E-mail