L'Europe classique et le jazz
Entre divertissement et contestation
Le jazz comme contestation
Cependant, cette vogue
du jazz ne fut pas perçue par tous comme un phénomène sans autre
importance que de divertir. L'Europe connaît les premières
manifestations d'un racisme latent. Cette musique noire, ce jazz primaire,
allait bientôt être épinglé par le national-socialisme naissant en
Allemagne. Au même titre que la musique juive, elle sera considérée
comme une "musique dégénérée" [Entartete Musik].
En plus de son intérêt
pour toutes les nouvelles tendances que produisit une Europe
d'après-guerre - l'expressionisme, le dadaïsme, l'atonalité,- Erwin
Schulhoff personnifia assez bien cette nouvelle orientation vers la hot music
des Etats Unis. Il ne se lassa pas d'exprimer son
goût pour les danses modernes. Juif et professant de surcroît clairement
ses symphathies communistes, les autorités lui reprocheront de composer
de la musique judéo-nègre et d'appartenir au bolchévisme
artistique. Hésitant , il ne put envisager à temps d'émigrer et
terminera sa vie en 1942 , malade et tombé dans l'oubli, dans un camp
d'internement de Bavière.
Paul
Hindemith, la
terreur des bourgeois, ne manqua pas d'affirmer son modernisme en
adhérant à cette mode jazzy. Ses oeuvres de jeunesse, telle que
l'audacieuse Suite 1922 pour piano, sont bien l'illustration
de son génie touche-à-tout, même s'il ne persista pas dans ce sens.
Le courant moderniste
eut un grand défenseur en la personne d'Ernst
Krenek. Il pratiqua très
tôt l'atonalité, adhéra ensuite au néo-classicisme. .. Il fut nommé
assistant au Staatstheater de Cassel et s'intéressa dès lors à l'impact
du modernisme sur le public. C'est près avoir assisté à un spectacle de
"revue nègre", le Chocolate Kiddies sur une musique de Duke
Ellington, qu'il eut l'idée d'introduire dans un opéra un personnage
noir, symbole de liberté , qui devait contraster avec le personnage
principal, artiste romantique rongé de doutes. Et ce fut Jonny
spielt auf, jazz-opéra créé en 1927. Son succès fut immédiat,
malgré la désapprobation officielle. Cette oeuvre allait rejoindre la
série des "musiques dégénérées". Or, c'est le personnage de
Jonny et son jazzband qui amusa le public, indifférent par ailleurs aux
hésitations de Max, l'artiste traditionnel. Krenek connaissait une
certaine instrumentation jazz pour avoir entendu l'orchestre de Paul
Whiteman.
La comédie de Krenek a
sans doute influencé bien des musiciens, parmi eux Kurt
Weill. L'année
suivante vit la création de l' Opéra de Quat' Sous
(Dreigrosschenoper) (1928), satire sociale réalisée en collaboration
avec Berthold Brecht. Comme lui, il acquit la conviction que l'artiste
avait un rôle didactique. Inspirée du cabaret, les songs qui
dominent dans cette oeuvre devaient être faciles à chanter, accessibles
à tout amateur de chanson. Il eut pour cela recours à un orchestre de
salon et une instrumentation de jazz. Le succès de Jonny spielt
auf et de L'Opéra de Quat'Sous incita Arnold Schoenberg à
vouloir composer également une oeuvre à succès. Il s'opposa au
"simplisme" des mélodies de Weill . Son petit opéra Von
Heute auf Morgen
(1929), sketch musical, critique d'un modernisme
mal compris, ne fut guère perçu comme une comédie, le ton en est
finalement plutôt sinistre. Certains lui trouvent des accents de jazz,
étouffés cependant par l'écriture dodécaphonique de l'œuvre.
Le hongrois Emmerich
Kalman, , maître de l'opérette viennoise, céda également à la
tentation du jazz. De retour de New York, où il eut l'occasion d'assister
à des comédies musicales de Broadway, il introduisit fox-trot et autres
rythmes pleins de verve dans son opérette Die Herzogin von
Chicago (1928). Il y eut même un saxophoniste noir dans
l'orchestre. Oeuvre bien appréciée, justement pour ses aspects jazzy,
elle fut bien sûr classée parmi les produits de la musique dégénérée
. Le saxophoniste noir servit d'ailleurs de caricature pour une affiche
d'une exposition nazie de 1938.
Totalement impliqué
dans le courant moderniste des années 20, fut Stepan
Wolpe, né de
parents juifs à Berlin en 1902. En réaction contre l'académisme
ambiant, il se sentit attiré par le dadaïsme, mais il fréquenta
surtout, peu de temps après sa création en 1919, l'école du Bauhaus à
Weimar, véritable Mecque pour l'enseignement de l'art nouveau, que ce
fût en peinture, littérature, théâtre ou musique. De ce passage, il
gardera des traces toute sa vie: amitiés et collaborations avec des
artistes d'autres disciplines, ses engagements politiques, son intérêt
pour le jazz (il l'interprétait et improvisait) et d'autres musiques
populaires. De la fin de cette époque date son mini-opéra Zeus und
Elida (1928), où le jazz, bien que reflet de la connaissance qu'on
en avait alors, n'est plus un élément décoratif. Il sert de critique et
est presque méconnaissable dans son atonalité. La quotidien opprimé est
exprimé par le jazz (ex. le blues d'Elida) et le pouvoir d'état
par l'orchestration traditionnelle. Bien sûr, contraint à l'émigration,
et après un passage en Palestine, où son radicalisme musical ne fut
absolument pas compris, il se rendit aux Etats Unis. Là, son influence
sera telle qu'il sera souvent considéré comme musicien américain.
Plusieurs musiciens de jazz le considéreront comme leur maître dans
l'art de la composition; en revanche, ceux-ci lui apprirent le jazz
moderne, tel que le be-bop, dont l'influence se perçoit dans plusieurs de
ses oeuvres américaines.
Parmi ceux que le jazz
ne laissèrent certainement pas indifférent, citons le tchèque Bohuslav
Martinu. Son œuvre, Le Jazz de 1928, symbolise parfaitement
ce Jazz symphonique tel que l'avait importé en Europe Paul Whiteman,
oeuvre plutôt anecdotique et marginale dans la riche production de
Martinu. Retenons plutôt La revue de cuisine, une suite de
jazz. Signalons tout particulièrement le petit opéra Les larmes du
couteau, pièce radiophonique (1928) avec accompagnement d'orchestre
de jazz.
Plus proche de notre
époque, Dmitri Chostakovitch compose ses deux Suites de jazz (1937-1938)
sans autre intention que de fournir un divertissement de qualité.
Rappelons également le plaisant Tahiti Trot. Nous sommes
proche de la musique dite légère. Langage qu'il utilisera pour ses
comédies musicales et ses musiques de film, tel que Mort en
sursis par exemple.
Curieuse est la
démarche du Suisse Rolf Lieberman qui dans son oeuvre Concerto for
Jazz Band and Orchestra (1954) n'hésite pas à associer orchestre
symphonique et jazz-band, deux ensembles aux colorations si différentes
et qui interviennent à tour de rôle. Musicien humaniste encore trop
méconnu, Bernd Aloys Zimmermann eut vis-à-vis du jazz une attitude des
plus accueillante. Ainsi dans son Concerto pour trompette (1954) basé sur
le spiritual Nobody knows the trouble I've seen , les cordes
sont remplacées par un effectif de vents renforcé de 7 saxophones.
L'instrumentation fait appel à une clarinette de jazz, un trombone de
jazz et 3 percussions jouées par des musiciens de jazz. La partition
signale avec précision toutes les syncopes qui doivent être rendues par
les instruments traditionnels, en particulier les cordes, tandis qu'elle
ne les signale pas pour les parties jouées par les musiciens de jazz.
Dans son opéra de 1965 Die Soldaten il tente d'exprimer une
scène de café , une discussion animée entre officiers, à l'aide de
cette "ivresse fascinante" qu'il trouve dans le jazz. Autre
oeuvre très significative, le Requiem für einen jungen
Dichter (1969). Oeuvre qui s'appuie essentiellement sur le texte. Le
texte crée l'unité de l'oeuvre. Tout autour, s'organise une combinaison
d'éléments parlés, d'allusions à l'actualité, de sons orchestraux et
électroniques et de références au jazz.