Les racines de la tradition

On ne pourrait que malaisément aborder le monde de la mélodie classique nordique sans faire un détour par ses racines traditionnelles, tout comme on n’approche pas Janacek sans références équivalentes.

TVEITT - Mélodies populaires du Hardanger, pour piano, Op. 150 Si la part de compositeurs « classiques » de mélodies s’inscrivant directement dans la lignée de l’héritage traditionnel – comme le Norvégien Geirr Tveitt (1) - n’est pas aussi importante qu’on pourrait le croire au premier abord, il demeure que beaucoup d’entre eux, surtout dans les générations nées entre 1850 et 1880, ont baigné dans une culture qui les a profondément marqués. Ils y ont puisé à divers niveaux, qu’il s’agisse de références musicales ou littéraires.

Faisons d’abord un rapide état des lieux de cette musique traditionnelle :

L’Europe du Nord, longtemps isolée par sa position géographique et son climat, possède un fond musical traditionnel d’une richesse aussi surprenante que méconnue chez nous.

Ce folklore est nourri de trois composantes :

  • l’élément scandinave - très largement dominant - qui est une branche (bien individualisée) du tronc germanique,

  • l’élément finnois. Témoignant d’influences ou de parentés russo-baltes, il recèle quelques lointaines traces « asiatiques » issues des origines probablement circum-ouraliennes des ancêtres finno-ougriens,

  • l’élément lapon, surtout présent en Finlande. Très ancien, aussi marginal que marginalisé pendant longtemps, il connaît depuis peu une mise à l’honneur (peut-être un peu outrancière à certains égards) basée autant sur son intérêt intrinsèque que sur le sentiment de culpabilité des dépositaires des autres cultures régionales, désireuses de se laver de siècles de condescendance.

Il est probable que l’héritage nordique n’était pas, au départ, significativement plus florissant que celui de la France ou des pays environnants. Il devait être celui de toutes les régions d’agriculture, d’élevage ou de pêche où les gens, pendant ou après leur labeur, n’avaient d’autres ressources divertissantes que de chanter ou pratiquer un instrument point trop coûteux…

La grande différence est que ce folklore musical est resté, jusqu’à ce jour, vivant, largement intact, pratiqué et estimé d’une part relativement importante de la population. Alors qu’ailleurs il a souvent régressé, remplacé par une consommation de masse de moins en moins en symbiose avec la culture locale et, souvent, considéré avec un certain dédain amusé par la musique dite savante (ou sérieuse, ce qui n’est pas mieux).

Norvège

Encore faut-il nuancer ce jugement. La « mine d’or » de la musique traditionnelle nordique se situe avant tout en Norvège et dans la partie attenante de la Suède. Là, dans un pays montagneux largement coupé du monde et consacré avant tout à l’élevage, le chant a prospéré et survécu en se particularisant au gré de vallées sujettes à l’isolement. C’est là, surtout, qu’il a conservé, sans ruptures historiques, un vif engouement. En Norvège, les manifestations de musique traditionnelle restent nombreuses et ce matériel – particulièrement séduisant, il faut le dire – est largement enregistré.

Finlande

La Finlande, restée longtemps la région la moins favorisée et politiquement la moins autonome, a connu un destin différent et assez original. Le folklore musical finnois, déjà menacé par les tentatives de russification, n’avait que mal résisté à l’arrivée du modernisme au cours de la première moitié du 20e siècle (à part le phénomène très localisé et démographiquement marginal de l’élément lapon).

Ultérieurement, une remarquable élévation du niveau de vie, couplée à un sentiment identitaire très puissant (propre aux petits peuples à culture originale, voyez l’exemple magyar), a mené les Finlandais à une entreprise de « reconstruction » de la musique traditionnelle finlandaise. Ce mouvement est récent, il date d’il y a une vingtaine d’années. Le moteur en a été l’Académie Sibelius d’Helsinki, milieu de haut niveau musical a priori purement classique

Bénéficiant d’un appui musicologique de grande compétence et d’éléments (chanteurs, instrumentistes) formés avec rigueur, cette institution a eu l’intelligence de ne pas s’arc-bouter sur une chimère de reconstitution à l’identique d’un passé par essence révolu (tentation qui hante jusqu’à l’obsession d’autres secteurs de la musique…). S’ils s’appuient sur une base historique solide (instruments, instrumentation, mélodies), ces « nouveaux traditionnels » s’accordent aussi une liberté créative qui donne à leur travail une grande qualité de vie, quelque soit le jugement qu’on puisse exercer sur telle ou telle prestation en particulier.

Le groupe TallariLe groupe Tallari a constitué le noyau de la première vague de cette musique qui, sortie de l’Académie, est en train de s’installer dans le terrain culturel finnois. Le festival de la petite ville de Kaustinen en constitue l’expression la plus significative. Dans une Finlande prospère qui consacre une part exemplaire de ses ressources à la diffusion de sa culture, ce courant relativement jeune fait l’objet d’enregistrements réguliers.

C’est au niveau finlandais (et accessoirement norvégien) que l’on donne aussi sa place au très vieil héritage musical lapon. Relevant du monde culturel « péri – arctique », il est tout à fait particulier, axé sur des mélopées monodiques et la percussion. Comme on l’a déjà dit, l’intérêt qu’on lui porte – à juste titre – peut être à l’occasion légèrement distendu par la très contemporaine culpabilité à l’égard des « cultures refoulées ». L’auditeur veillera donc à conserver un esprit critique objectif à l’égard de certaines « authentiques voix de la Laponie » qui tendent à s’insinuer dans la brèche d’un marketing complaisant.

Danemark

Lumbye - DL8430Le cas du Danemark est encore différent. Il s’agit du moins isolé géographiquement – et du plus proche du monde musical allemand – des pays scandinaves. L’héritage musical ancestral y a visiblement mal résisté aux bouleversements socioculturels initiés dès la seconde moitié du 19e siècle : passage de structures agricoles traditionnelles à une petite propriété quasi généralisée accompagnée d’une socialisation très progressiste (enseignement obligatoire précoce, etc). Il s’y est donc créé un monde très différent des vallées montagneuses de la plus lointaine Norvège.

Tant au niveau du matériau musical que des modes d’exécution, on s’est probablement orienté vers une sorte d’équivalent danois de ce qu’on pourrait qualifier de « musique populaire allemande ». C’était l’époque de pleine vogue de Johann Strauss et de son plaisant équivalent copenhaguois Lumbye. C’est n’est sans doute pas par hasard que nous retrouverons, par exemple, le jeune Carl Nielsen faisant ses premières armes d’instrumentiste dans la fanfare de son village.

De plus, à la même époque, dans un Danemark très en pointe en matière d’éducation populaire, les musiciens « classiques » se sont attelés à créer de toutes pièces un répertoire mélodique destiné au plus grand nombre (écoles, familles, chorales de village ou d’entreprise). Ce mouvement – d’une extraordinaire vitalité et d’une remarquable longévité – trouva notamment son ressort initial dans le sentiment national danois à la fois exalté et blessé par les deux guerres avec la Prusse et la perte du Sleswik-Holstein.

Nielsen - DN4145Dans l’essor de ce mouvement social – national - pédagogique (qu’il n’a pas initié mais auquel il a adhéré avec beaucoup de conviction), Carl Nielsen a joué un rôle crucial. Celui qui peut être considéré, sans doute, comme le plus grand et le plus original des compositeurs nordiques a composé dans cette optique, sans aucune autre référence que son inspiration, tout un corpus de mélodies si « danoises » dans leur âme que ses compatriotes eux-mêmes s’y sont rapidement mépris en les assimilant au fond traditionnel… Il a connu divers émules, dont le plus intéressant est sans doute Otto Mortensen, décédé en 1986.

Pour mesurer ce mouvement, il est intéressant de mesurer à quel point Nielsen, compositeur audacieux et novateur dans sa musique instrumentale « savante » - écoutez ses formidables symphonies – s’est attaché à composer des mélodies et des accompagnements assez simples (ce qui ne veut nullement dire rudimentaires) pour que leur pratique fut accessible à un grand nombre. Et, en effet, la plupart de ces œuvres pouvaient se chanter à une distribution des prix… Il s’agissait donc, authentiquement, de la naissance d’un fond musical populaire dont le retentissement a sans doute contribué à recouvrir des couches antérieures déjà fragilisées.

La persistance de ce succès doit beaucoup, par ailleurs, à un interprète et aux circonstances dans lesquelles il a évolué. Le grand ténor danois Aksel Schiøtz, très sensible à ce répertoire, en a fait une forme d’expression du patriotisme de son pays, surtout au cours de l’occupation allemande de 40-45. De manière à la fois tout à fait révélatrice et émouvante, Schiøtz a participé de cette manière à la réouverture de la radio nationale libérée, au début de mai 1945.

Doté d’une connaissance très approfondie de la culture danoise, disposant de moyens vocaux s’adaptant admirablement au genre, Schiøtz a gravé – parfois jusqu’en des recoins anecdotiques - cette musique « pseudo-traditionnelle ». Dans la mesure où sa carrière s’est interrompue prématurément peu de temps après, ces mélodies constituent d’ailleurs une bonne part de ce qui nous reste de ce chanteur d’exception. Déjà publié en 78 tours, ce matériau (pieusement complété de documents d’archives radiophoniques exhumés ultérieurement) a fait l’objet d’une édition extensive en CD par les soins du label Danacord.

Pour conclure sur le Danemark, il résulte de tout ceci que la « véritable » musique traditionnelle n’occupe pas aujourd’hui de place significative dans l'édition discographique que, pour tout dire, les rares tentatives qu’on y trouve ne nous ont pas paru spécialement convaincantes).

Il faudrait parler aussi de diverses pointes avancées de la culture scandinave (Féroé, Islande, Groenland). Pour les deux premières en tous cas, la matière doit avoir son intérêt spécifique. Cependant, nos recherches n’ont pas permis d’identifier de traces discographiques notables. Sans doute les productions restent-elles de diffusion très locale.

 

(1) Cliquez sur le nom pour obtenir la discographie de l'interprète ou du compositeur.
 

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