On aborde ici un des aspects qui a fait le plus de tort à la mélodie
nordique.
Si l’on compare cette production, ou du moins une grande part d’elle, au
grand répertoire romantique allemand, à la mélodie française de Debussy et
consorts, ou aux œuvres de la première moitié du 20e siècle, il
devient immédiatement évident que le degré de sophistication formelle est
beaucoup plus modeste.
Traditionnellement, la mélodie nordique « classique » est de construction
strophique : la formule mélodique « revient » pratiquement – ou totalement
- inchangée à chaque groupe de vers (puisqu’il s’agit généralement de la
mise en musique d’un poème).
Le principe romantique allemand du durchkomponiert
( où le compositeur transforme et enrichit son thème mélodique tout au
long de l’œuvre), si fécond musicalement et si efficace dramatiquement,
n’a été adopté que tard dans les pays qui nous intéressent ici. En cela,
la mélodie nordique présente des affinités avec la romance
française, avec une part de ce que ce genre pouvait avoir d’ingénu. Elle
s’appelle d’ailleurs romansk en suédois… On voit, au passage,
combien les mots peuvent receler d’équivoques en matière de musicologie…
Par ailleurs, les accompagnements pianistiques sont généralement simples.
Parfois même, ils se contentent de doubler la voix à un certain
intervalle. Dans la production nordique du 19e siècle, à
l’exception d’Edvard Grieg, il serait donc vain de chercher l’équivalent -
et encore moins l’égal - d’un Schuman. De plus, aucune des deux autres
grandes figures nordiques du 19e siècle(Nielsen
et Sibelius) ne
manifesta un intérêt primordial pour l’écriture pianistique.
Cette tendance s’est toutefois atténuée au début du 20e siècle
lors de l’entrée en scène de compositeurs aux approches pianistiques plus
sophistiquées, notamment Stenhammar (qui fut lui-même un pianiste réputé).
Enfin, les compositeurs nordiques ont longtemps suivi avec un retard
prudent les progrès de la composition, leurs audaces harmoniques et leur
distanciation progressive de la tonalité. Voire, pour certains, avec une
répugnance avérée.
Cette tendance au conservatisme – qui put longtemps se voir taxer de
manque d’audace et qui, paradoxalement, pourrait être aujourd’hui
considérée comme une forme de témérité – n’est actuellement pas tout à
fait éteinte. Si la majorité des compositeurs nordiques a plongé avec
délices, après la Seconde Guerre
mondiale, dans les eaux agitées de
l’expérimentation musicale, il reste aujourd’hui un courant fermement
décidé à ne pas ramer dans le sens des marées… En font partie, par
exemple, le Danois
Erik Nørby ou le
Finnois Kalevi Aho. S’il ne s’agit pas
nécessairement là de la crème des contemporains nordiques, leur position «
rétrograde » pourrait trouver une certaine légitimité dans la
désagrégation, depuis une vingtaine d’années, des multiples sous-écoles
parfois agressivement expérimentales dont les résultats, en matière
d’écriture pour la voix, n’ont pas toujours trouvé un écho spontané dans
le public.
Quelles explications peut-on trouver à ce penchant pour une écriture peu
osée ?
Certaines sont historiques. Au début du 19e siècle, la
Scandinavie et la Finlande constituaient des territoires éloignés des
grands centres musicaux européens. Peu peuplés – ce qu’ils sont toujours –
et, à l’époque, pas particulièrement développés économiquement, ils ont
connu une professionnalisation assez tardive de la vie musicale. Nous
verrons d’ailleurs que la première génération des mélodistes à laquelle
nous nous intéresserons étaient généralement des « amateurs éclairés ».
Ceux-ci se bornaient en gros à imiter – dans la limite de leurs
compétences – le modèle dominant : le lied allemand.
C’est d’ailleurs vers l’Allemagne assez proche que les premières
générations de musiciens à temps plein se sont tournés, à partir du milieu
du 19e siècle, pour assurer ou affiner leur formation.
Et là - circonstance peu souvent mise en évidence - s’est peut-être
produit un phénomène d’école. Une proportion non négligeable de ces jeunes
musiciens nordiques fut en effet formée au Conservatoire de Leipzig.
Fondée par Mendelssohn, cette institution connut immédiatement un grand
renom. Par ailleurs, Mendelssohn fit de Niels Gade son assistant au
Gewandhaus de Leipzig. Il est possible que le passage de celui qui, dans
la génération précédant Grieg,
Nielsen et
Sibelius, fut la figure de
référence dans la vie musicale scandinave accentua l’aura de Leipzig aux
yeux des Nordiques.
Or, au moment où les « jeunes turcs » de la musique scandinave s’assoient
sur les bancs du conservatoire saxon, celui-ci est le contraire d’un foyer
de modernisme. Y règnent de grands pédagogues au savoir tout à fait
incontestable, mais aux affects tournés vers le passé. C’est le cas de
Reinecke et Richter (un des successeurs de Bach à la tribune de St
Thomas). L’école musicale scandinave connut ainsi l’influence de
formateurs très solides mais au conservatisme musical irréversible.
Il faudra attendre, plus tard, que le vent de la modernité souffle de
Berlin - et surtout de Paris. En pleine apogée culturelle au tournant des
19e et 20e siècles, la capitale française exerça sur
les musiciens nordiques un grand attrait.
La prudence pédagogique leipzigoise ne devait pas perturber outre mesure -
à de rares exceptions près - des musiciens venus de pays où, en dehors de
la musique traditionnelle, le temple constitua longtemps le seul lieu
public où l’on faisait régulièrement de la musique.
Car intervient ici un des autres facteurs explicatifs du goût de la
simplicité des musiciens nordiques. Une proportion considérable d’entre
eux, au cours du 19e siècle, ont été avant tout organistes et chefs de
chœur. C’était d’ailleurs souvent leur seul moyen de subsistance. Ceci
peut contribuer à expliquer, au passage, le caractère volontiers hymnique
de nombreuses mélodies, notamment chez les Danois. En dehors du temple, la
musique se pratiquait surtout en famille; ce trait est resté très présent
dans la culture nordique.
Tout ce contexte aide à comprendre pourquoi les musiciens nordiques ont
été longtemps induits à un conservatisme certain. Formés loin des lieux
d’expérimentation, dans des pays où l’exercice de la musique restait
généralement affaire d’église et de salon familial, ils ont été enclins à
produire une musique accessible, praticable par le plus grand nombre.
Cette situation n’a pas, collectivement parlant, que des désavantages;
elle constitue notamment un terrain idéal pour la culture musicale de
masse, que celle-ci s’appuie sur l’école ou sur la famille et des groupes
d’amateurs. Une des caractéristiques de la production musicale nordique
est, symptomatiquement, une très abondante – et très imaginative -
création de mélodies pour enfants de la part de compositeurs dits «
sérieux ».
Une dernière donnée, accessoirement, peut avoir contribué à cette
évolution lente. Elle tient dans la démographie nordique. On sait que, dès
le 19e siècle, les conditions de vie et d’éducation y ont
assuré une mortalité relativement basse. Or, il est frappant de constater
– voyez les biographies - que dans les compositeurs qui nous intéressent,
beaucoup ont connu des vies et des carrières longues. On peut y voir un
facteur de fixation des valeurs musicales acquises.
(1)
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